Archives par étiquette : Théâtre de la Ville – Paris

Personne

© Nadège Le Lezec

D’après le roman de Gwenaëlle Aubry – adaptation Sarah Karbasnikoff en collaboration avec Elisabeth Chailloux – mise en scène Elisabeth Chailloux, en collaboration avec Sarah Karbasnikoff – jeu Sarah Karbasnikoff – coproduction Théâtre de la Ville, au Théâtre 14.

C’est un parcours labyrinthe auquel le spectateur est convié à travers l’abécédaire de Gwenaëlle Aubry auteure et philosophe qui écrit en hommage à son père, disparu, et qui a obtenu le prix Femina en 2009, pour ce roman intitulé Personne. Elle se met dans les traces de fragments retrouvés dans un précieux dossier bleu, après sa mort, fragments qu’elle décline, à travers chaque lettre de l’alphabet comme autant de touches sensibles composant le portrait kaléidoscopique de ce père, resté à distance.

On entre dans les fêlures d’un homme, François-Xavier Aubry, brillant avocat et professeur de droit, dans sa difficulté de vivre, ses visions et sa chute, un mouton noir, comme il aimait à se nommer et qu’on retrouve dans un fragment de ses écrits intitulé Le mouton noir mélancolique. La voix d’Antonin Artaud ouvre le spectacle. A comme Artaud, 9 décembre 1945. Lettre de Rodez à l’éditeur Henri Parisot dans laquelle « il délire, on peut appeler ça comme ça aussi, il est Jésus mis en croix sur le Golgotha puis jeté sur un tas de fumier, il est le blasphémateur et l’évêque de Rodez, saint Antonin et Lucifer… Il est le maître du réel, le possible est ce dont il décide, l’infini lui obéit » écrit l’auteure, avant de poursuivre son récit.

© Nadège Le Lezec

 « Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, livres de brouillon, blocs à entête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. J’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. » Avec Personne, Gwenaëlle Aubry va dans le sens de la volonté de son père qui avait inscrit sur un cahier retrouvé, à romancer.

© Nadège Le Lezec

Seule en scène, Sarah Karbasnikoff, comédienne de la troupe du Théâtre de la Ville, assure admirablement le parcours. Deux grands écrans s’emboitent laissant un passage pour quelques-unes de ses entrées et sorties permettant – derrière l’écran-tulle, côté jardin – de prolonger la scène, devant le lit de la folie ou celui de l’absent. L’ensemble, ainsi que le sol et quelques chaises dans un coin, sont gris clair, l’aspect plutôt clinique (scénographie Aurélie Thomas). Le fil conducteur, les écrits du père, encre bleue stylo plume, s’inscrivent sur l’écran. L’actrice les lit prenant la place du père, devant un micro sur pied.

Les 26 lettres et chapitres tour à tour s’affichent et donnent le ton : c comme Clown avec sa maladie du comme si et ce masque, Persona, que portaient sur scène, en Grèce et dans l’Italie antique, les acteurs ; d de Disparu, quand s’envolent les cendres – une urne est posée à l’avant-scène, pas forcément indispensable, le texte et le sens du spectacle étant suffisamment clairs ; i comme Illuminé, c’est de Plotin qu’il s’agit, parlant de l’originalité de sa pensée à travers trois réalités fondamentales, l’Un, l’Intellect et l’Âme, la romancière comme philosophe ;  j comme Jésuite, souvenirs de pensionnat, propose un jeu d’ombre où la figure de l’homme d’église ressemble à un ogre ; o comme Obscur, sans commentaire ; q comme Qualité (L’Homme sans) référence au roman inachevé de l’écrivain autrichien Robert Musil. Plusieurs personnages, acteurs, projections à l’appui, ou mythes auxquels s’identifie le père, intègrent aussi cet Abécédaire : b comme Bond, « mon père voulait être James Bond, parce qu’il voulait être agent de l’ombre » ; h comme Hoffmann de Dustin qui dans Kramer contre Kramer révélait cette « espèce d’absence au monde » ; l comme Léaud, Jean-Pierre, par l’enfance et le rappel de la bipolarié du père ; n de Napoléon du grand Nord, « seul au réveillon des fous. »

La mise en scène d’Élisabeth Chailloux sert le propos de Gwenaëlle Aubry – qui pose la question de l’autofiction – avec finesse, précision et sobriété, dans la solitude et l’abandon du père. « De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi… Peut-être a-t-il trouvé dans le désert blanc de la mort ce que depuis toujours il cherchait : le droit de ne plus être quelqu’un » conclut l’auteure. François-Xavier Aubry garde son mystère, la mort l’a souvent guetté. Sarah Karbasnikoff en témoigne sur scène avec intensité, alliant humour, distance et mélancolie.

Brigitte Rémer, le 10 janvier 2024

Collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Aurélie Thomas – lumières Olivier Oudiou – son Madame Miniature – costumes Dominique Rocher – vidéo Michaël Dusautoy – régie générale Simon Desplebin.

Du 9 au 27 janvier 2024, au Théâtre 14, représentations mardi, mercredi, vendredi à 20h jeudi à 19h samedi à 16h – Théâtre 14 – 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris – métro : Porte de Vanves, tram station : Didot – tél. : 01.45.45.49.77 et 01 42 74 22 77 – sites :  theatre14.fr et theatredelaville-paris.com

Après la répétition – Persona

Textes Ingmar Bergman – mise en scène Ivo van Hove – dramaturgie Peter van Kraaij – traduction Daniel Loayza – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

Après la répétition © Vincent Béranger

Ivo van Hove poursuit son exploration de l’univers bergmanien. Après Cris et chuchotements mis en scène en 2009, puis Scènes de la vie conjugale en 2011, il remet sur le métier l’ouvrage en présentant Après la répétition, suivi de Persona. Il avait monté ce même diptyque il y a une dizaine d’années avec une distribution néerlandaise. Entre temps il a exploré tant le monde du théâtre, que celui du cinéma et de l’opéra, parcourant un vaste répertoire d’œuvres.

Après la répétition, tourné par Ingmar Bergman en 1984, élaboré et reconstruit ici en texte dramatique, nous place au coeur de la création théâtrale. Henrik Vogler, metteur en scène, enfermé nuit et jour dans sa salle de répétition, travaille sur Le Songe de Strindberg, (Charles Berling) mais construit en même temps son autobiographie. La pièce repose sur un huis-clos où il affronte le regard de sa jeune actrice qui souhaite en rester là avec le théâtre (Justine Bachelet) et se reconnaît « blessé dans la vie mais pas au théâtre. » Une certaine attirance se fait jour. Anna pourrait bien être sa fille, car il dévoile la liaison qu’il avait eue par le passé avec sa mère avant d’entrer dans dix ans de silence. « Tu ressembles à ta mère avortée. » La figure tutélaire et douloureuse de la mère, Rakel, (Emmanuelle Bercot) rôde, illusion et réalité se superposent. « Ma mère est folle » déclare la jeune femme. Par le théâtre, sa réalité, Vogler révise sa vie, ses amours, ses failles.

Dans Persona, tourné en 1966, on est à l’opposé. Une grande dame du théâtre, Elizabeth (Emmanuelle Bercot), est allongée nue sur une table d’examen médical, laissant filtrer sa souffrance. La veille, elle s’est tout à coup fermée comme une feuille morte, immobilisée en pleine représentation d’Électre, devenant brutalement mutique. Corps sans défense et prostrée, on dirait une sculpture. Elle est soignée dans une clinique où aucun diagnostic n’est posé. Son chaos est intérieur, la bande son le reflète. « Quel rôle vous a fait le plus mal ? » lui demande-t-on. « La vraie vie finit toujours par vous rattraper » réussit-elle à dire sur des sons lancinants.

On l’envoie en convalescence sur une île, accompagnée d’une jeune infirmière, Alma (Justine Bachelet). Le rideau s’ouvre et l’on découvre un cadre enchanteur où la vie est, par les éléments comme le vent, la pluie, les bourrasques, le soleil. L’eau soigne l’âme, par les mains, les pieds, les jeux d’eaux (belle scénographie et lumières de Jan Versweyveld). Le violoncelle accompagne. Un certain flou s’installe entre les deux femmes qui tissent des liens et une certaine complicité jusqu’à gommer un peu de leurs personnalités propres, jusqu’à se perdre. Face au silence d’Élizabeth, Alma se raconte en confiance, évoque ses amours, ses soirées, ses dérapages, juxtaposant le rêve et la réalité. « Les gens disent que je sais bien écouter mais personne n’a jamais pris la peine de m’écouter. » Se greffent des histoires de tentative d’avortement, de fils mal aimé. La montée dramatique est en marche, jusqu’à un sommet. Alma craque et se met en colère : « Je ne supporte plus le silence » sur fond de déchainement des éléments, violence de l’eau qui tombe, vent qui hurle. Elles se cherchent, s’agrippent, s’approchent, se fuient. Il y a transfert de personnalités, Alma devient Elizabeth qui se raconte et vice-versa, récits, pleurs, excès devant Vogler qui réapparaît dans cette partie. La fin se perd un peu en points de suspension.

Persona © Vincent Béranger

Ivo van Hove mène de mains de maître les deux volets du spectacle, dans une direction d’acteurs subtile et un jeu qui fluctue au gré des états d’âme. Leur complexité est parfaitement rendue par les actrices/acteurs, le travail est d’une grande finesse. La scénographie – un bureau dans la coulisse pour la première partie, Après la répétition, la clinique puis cet espace de nature et d’eau très pictural dans la seconde, Persona, se fait l’écho de l’énergie vitale qui s’enfuit. La bande-son grave les reliefs de la partition bergmanienne dessinant avec une grande justesse et précision ce Crayonné au théâtre cher à Mallarmé (conception sonore Roeland Fernhout).

Osez pénétrer l’univers de Bergman dans son étrangeté et ses silences, dans ses distributions magnétiques d’actrices et acteurs forgés à son image, est un risque. Ivo van Hove s’y aventure avec ses trois protagonistes – Emmanuelle Bercot, Charles Berling, Justine Bachelet – et il a bien raison. Par le langage des corps autant que par les mots et les silences, ensemble, ils traduisent et portent la quintessence du théâtre.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2023

Après la répétition © Vincent Béranger

Avec : Emmanuelle Bercot : Rakel dans Après la répétition / Elisabeth Vogler dans Persona – Charles Berling : Vogler dans Après la répétition / Vogler dans Persona – Justine Bachelet : Anna dans Après la répétition / Alma dans Persona – Elizabeth Mazev ou Mama Prassinos  (représentation du 11 novembre) : La Docteur dans Persona – et la voix d’Isabelle Huppert.  Scénographie et lumières Jan Versweyveld – conception sonore Roeland Fernhout – costumes An D’Huys – assistant mise en scène Matthieu Dandreau – assistant lumières Dennis van Scheppingen – assistant décors et scénographie Bart Van Merode – assistantes costumes : Anna Gillis et Sandrine Rozier – Direction de production Marko Rankov – Administration de production Bruno Jacob. Équipe technique de création directeur technique Nicolas Minssen – directeur technique adjoint Matthieu Bordas – régisseur général William Guez – régisseuse lumière Cathy Gracia – régisseur plateau Félix Page – régisseur son Samuel Pionnier – régisseur vidéo Pierre Vidry – accessoiriste Sébastien Grange – habilleuse Lucie Lizen – maquilleuse/perruquière Charlotte Le Clerre.

Vu en novembre 2023 au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, place du Châtelet, 75004. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Extinction

© Simon Gosselin

Textes de Thomas Bernhard, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler – adaptation et mise en scène Julien Gosselin – traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi (Panthea) – avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin et la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un livre de Thomas Bernhard, Extinction – un effondrement, cinq cents pages écrites très serrées et sans paragraphes ni respiration, scindé en deux sections intitulées télégramme et testament, texte qui se révèle dans la dernière partie du spectacle. C’est une soirée en trois temps, deux entractes et beaucoup de mouvements, de styles et d’auteurs différents, évoquant l’écroulement de l’Empire Austro-hongrois et comme une véritable fin du monde. Extinction, le titre, sert le propos. Par le partenariat avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin où Julien Gosselin est artiste associé, les actrices et acteurs allemands et français se partagent le plateau pour dessiner ce monde viennois sur le déclin. De la Volksbühne : Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Marie Rosa Tietjen et Max Von Mechow ; de la Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde. La langue voyage avec souplesse de l’allemand au français et vice versa, par les sur-titrages. La caméra in situ est reine et suit les acteurs dans des pièces où le spectateur ne pénètre que par écran interposé. Le spectacle a été créé au Printemps des Comédiens de Montpellier en juin dernier, avant d’être présenté au Festival d’Avignon.

La première partie est exclusivement électro, signée Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde. Les spectateurs entrant dans le théâtre sont invités à monter sur le plateau pour danser et prendre un verre de bière, autour des DJ. Certains rejoignent le groupe des danseurs, d’autres s’installent et regardent le plateau qui ressemble à un dancefloor, une discothèque, avec néons, images et fumées. Une trentaine de minutes plus tard, deux femmes, Rosa et Victoria se fraient un passage dans la foule et s’extraient, se poursuivant en se jetant à la figure des mots d’amour en allemand, évoquant un village, Wolfsegg et un appel téléphonique pressant. Elles esquissent ainsi ce qui se développera dans la partie finale du spectacle.

Après un premier entracte au cours duquel le ballet des techniciens prend le relais pour construire la scénographie (de Lisetta Buccellato) – les différentes pièces d’une maison huppée dans laquelle se déroule une soirée mondaine – ce second temps du spectacle débute par des images de jeux de massacre et de tuerie, l’extinction concrète d’une aristocratie décadente. Cette partie nous mène dans l’univers d’Arthur Schnitzler, auteur autrichien comme Thomas Bernhard, à travers plusieurs récits dont Mademoiselle Else/Fräulein Else, un monologue intérieur écrit en 1924 qui montre, d’une soirée à l’autre la jeune femme au nom éponyme, issue de la bourgeoisie viennoise, contrainte à l’humiliation allant jusqu’à la prostitution, pour sauver son père, avocat, de la ruine ; Double Rêve/Traumnovelle, d’abord publié en feuilleton à partir de 1925, récit dans lequel les fantasmes d’Albertine et les pulsions de Fridolin circulent de l’un à l’autre et se répondent en une confession mutuelle d’aventures érotiques, vécues ou fantasmées ; La Comédie des séductions/Komödie der Verführung  publiée en 1924, peinture sensible de la société viennoise, dans laquelle rôde la figure de Sigmund Freud et dans un autre registre celle de Gustav Mahler, le jour où la première guerre mondiale éclate et où la catastrophe des deux guerres s’annonce. Lors d’un bal masqué chez le prince de Perosa, la comtesse Aurélie, soeur d’un écrivain, se décide pour l’un de ses trois prétendants, le baron de Falkenir, alors que les jeux de séduction emportent les autres invités, principalement la cantatrice Judith Asrael et la violoniste Séraphine Fenz.

© Simon Gosselin

Cette seconde partie montre la société viennoise d’avant-guerre en pleine décadence, la grande Histoire en toile de fond. Elle est presque exclusivement composée d’images projetées issues de la captation in situ. Franck Castdorf – qui a dirigé la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz jusqu’en 2017 – avait utilisé cette technique, notamment dans Les Frères Karamazov à la Friche Babcock de La Courneuve. On y trouve aussi des passages de La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal, ami de Schnitzler, une sorte de manifeste de la dissolution de la parole et du naufrage du moi, significatifs de l’époque. Ils étaient juifs tous deux, faisant face à l’émergence de l’antisémitisme. Ces différentes histoires se tissent entre elles et les personnages interfèrent et se mêlent en fondu-enchaîné. Le spectateur est emporté par les mouvements de la caméra et entre dans l’intimité des personnages. De loin en loin, comme si l’on regardait par le trou de la serrure de la salle de bains ou de la chambre scénographiées aux deux extrêmes de l’espace scénique, côté jardin et côté cour, apparaissent quelques personnages qui nous permettent de pénétrer dans leur sphère privée et leurs doutes, à travers quelques bribes de dialogues et quelques scènes où l’on comprend que le réel leur pèse.

© Simon Gosselin

La troisième partie, après un second entracte et le démontage du décor dans une même chorégraphie des techniciens, est basée sur le récit de Thomas Bernhard, Extinction, mot-clé qui guide le concept d’ensemble du spectacle, extinction du monde, du couple, de la famille, extinction de l’espèce. La guerre est bien là pour le rappeler et l’aristocratie ne pose aucune limite. Cette partie prend la forme d’une longue narration, en allemand surtitré, remarquablement restituée par l’actrice Rosa Lembeck, – jeune femme qu’on suit de manière discontinue depuis le début du spectacle, et néanmoins sorte de lien entre les parties – dans un monologue acide contre sa famille, sur un plateau dépouillé où se côtoient intimité, violence et rage. Assise sur un tabouret posé sur une estrade, elle est entourée d’une poignée de spectateurs invités à rejoindre le plateau, séquence de théâtre dans le théâtre. Elle se raconte, endossant le rôle de Murau, le narrateur d’Extinction dans le récit de Thomas Bernhard, un riche héritier qui ne côtoyait plus sa famille depuis longtemps, et qui revient au château familial de Wolfsegg, en Autriche, pour enterrer ses parents – son père, ancien membre du parti nazi, sa mère, fervente catholique et maîtresse de l’archevêque Spadolini – et son frère. Il vient d’apprendre leur mort dans un accident de voiture. L’actrice débobine ce monologue, dans un texte plein de rancœur et de réminiscences.

© Simon Gosselin

Par le croisement des textes des grands auteurs qui balisent le spectacle, la littérature autrichienne est à l’honneur et se décode à travers les images montées en direct de la captation vidéo s’affichant en miroir avec les acteurs, sur scène. De courtes séquences prolongent en effet, de l’écran à la scène, le raffinement autant que la barbarie et l’apocalypse à venir, l’intellectualité et les références, la place de l’art et le nihilisme de Thomas Bernhard.

Comme dans ses spectacles précédents, Julien Gosselin pose un geste artistique radical, avec sa compagnie, fondée en 2009, à laquelle se sont joints pour Extinction les acteurs de la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz. Après Les Particules élémentaires, de Michel Houellebeq il y a dix ans ; 2666, roman-fleuve de Roberto Bolaño, fut un marathon de douze heures sur la violence dans nos sociétés ;1993, d’Aurélien Bellanger une traversée sur l’idée européenne ; Le Marteau et la Faucille de Don DeLillo, touchait à l’absurde du monde des affaires ; Le Passé, à travers le portrait d’une femme, faisait déjà celui d’une fin du monde à travers cinq textes de Léonid Andréïev tissés ensemble. C’est toujours une expérience que d’assister à un spectacle de Julien Gosselin, le terrain est escarpé, et il slalome effrontément sur la ligne blanche entre théâtre, cinéma et ici, concert. Son évocation de mondes et de sociétés en décomposition en montre toutes les tensions. Il travaille aux frontières de la transgression artistique, brouillant le rapport scène/salle et questionnant le théâtre.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2023

© Simon Gosselin

Interprètes : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Lotic, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow – scénographie, Lisetta Buccellato – dramaturgie, Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann – musique : Guillaume Bachelé, Lotic, Maxence Vandevelde – lumière, Nicolas Joubert – vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol – son, Julien Feryn – costumes, Caroline Tavernier – cadre vidéo :  Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel – avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz – Le Théâtre de la Ville-Paris, le Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation..

Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, place du Châtelet. 75004. Paris – du 29 novembre au 6 décembre 2023, à 19h – tél. : 01 42 74 22 77 – sites : www.theatredelaville-paris.com – www. festival-automne.com – www.nanterre-amandiers.com – Prochaine dates : les 5 et 6 janvier 2024, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin, DE) – les 23 et 24 mars 2024, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

 

Double Infinite – The Bluebird Call

Danse – direction, création et interprétation María Muñoz, Pep Ramis, collectif Mal Pelo – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris.

© Tristan Pérez Martin

Quelqu’un marche dans la neige, filmé de dos, emmitouflé dans une parka à capuche bordée de fourrure. La neige craque sous ses pas. On entend le bruit d’un torrent qui coule. L’image est belle, en noir et blanc, sur un grand écran placé en fond de scène. Tout est paisible. Puis la séquence glisse, très naturellement, sur le plateau. Le personnage est là, face à nous. Il semble sortir d’une longue marche, harassante. On distingue à peine le bout de son visage. Il, est en fait elle, María Muñoz, qui s’élance dans la pénombre sur un tapis de danse auparavant blanc immaculé, placé dans la profondeur de la scène, traversé d’une fine diagonale rouge. Ce sol  s’est couvert de traits de peinture noire, sorte d’écritures et de calligraphies à la manière d’Henri Michaux. « Je suis de ceux, écrit ce dernier, qui aiment le mouvement, qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements…mouvement comme désobéissance… » L’actrice-danseuse se roule dans l’œuvre avec volupté et semble se laisser entrainer dans les éléments de la nature, prolongeant les images précédentes.

© Tristan Pérez Martin

Côté cour se trouve l’espace des musiciens, au début du spectacle, car ils deviennent ensuite mobiles : un violoniste (Joel Bardolet) et un violoncelliste (Bruno Hurtado), portant jupes et chemises noires, la soprano, à certains moments percussionniste (Quiteria Muñoz), vêtue d’un blouson de cuir et pantalon noir. Voix d’une grande amplitude, rythme appuyé, percussions comme un galop. Cette musique live se mêle à certains enregistrements, des voix polyphoniques rejoignent aussi l’ensemble (son Andreu Bramón).

Dans Double Infinite/ The Bluebird Call – Double Infini/Appel de l’Oiseau bleu, à l’image et au geste se joint le poème. Pleins feux sur scène. Devant un micro, María Muñoz, lance des questions en une litanie de pourquoi… dans une conversation tantôt introspective tantôt en dialogue. « J’y suis, Billy. Si je n’étais pas tombée de cheval… » A plusieurs moments le texte prend le pouvoir et elle continue à parler en dansant, avec quelque chose de léger dans le mouvement, comme si elle patinait sur la glace.

Deux grands projecteurs du temps jadis, de lourds Cremer vintage, seront allumés et déplacés par María Muñoz et son complice, Pep Ramis quand il apparaitra, dans une seconde partie du spectacle. Face à face ils contribueront à la recherche de vérité ou agiront comme une poursuite, ou un appareil photo où chacun capture l’autre, son semblable, son double. « Donne-moi un incendie » provoque-t-elle avant de poser sa parka, de mettre un bonnet et un manteau. Comme par magie une lumière rouge apparaît (lumière Luís Martí, August Viladomat).

© Tristan Pérez Martin

Retour sur le tapis de danse, blanc et la fine diagonale de couleur rouge. Le glacier est sur scène. Le monologue, les bribes de dialogue et les imprécations reprennent : « Billy, tu n’es pas venu, les oiseaux non plus… Chaque fois que je trouve un nouveau rêve… Ne nous retire pas le désir… Imagine que le temps court à reculons. » L’écran passe du vert au jaune vif, agressif, en rupture. « Imagine que nous repoussions nos infinis. »

Apparaît l’homme, Pep Ramis, dos au public, assis dans un fauteuil devant le grand écran fenêtre-paysage, qu’il contemple. Il se penche de côté et tombe. Il se relève, tombe et retombe à maintes reprises dans un art de la chute sophistiqué et jusqu’à s’étourdir et ne plus se relever. Il se roule alors sur le tapis de danse devenu forêt en perdition, par projections vidéo de branches d’arbres entremêlées, comme si une tempête l’avait décimée. Il s’y roule et s’y fracasse dans un bruit d’eaux et de tonnerre avant de réussir à prendre la parole, en français. « Il y a une loi, c’est l’amour… Il y en a qui se cachent, d’autres pas. » Homme aux cheveux blancs, barbe blanche portant bonnet et manteau brun, il danse avec légèreté, puis se met en colère, en anglais. Une musique baroque l’accompagne. Sur l’écran il se promène dans un bois, dans la nature. Sur scène, l’homme nous regarde, avant d’être à nouveau déstabilisé, de tomber et retomber. Violon et violoncelle soutiennent son déséquilibre, qu’il mène jusqu’au rire et jusqu’à la crise.

© Tristan Pérez Martin

María Muñoz et Pep Ramis créent des mondes sensibles et magnétiques, mondes d’ombres et de questionnements, de feuilles, de fragilités. « Avez-vous vu l’oiseau bleu ? » demandent-ils.  Ils naviguent entre une question, un vide, une certitude, une prière, quelque chose qui maintienne debout. L’acteur-danseur se perche comme un oiseau. « Un paysage préféré. Des yeux où se voir. Un océan où se perdre. Une odeur familière. Un cri. Une blessure. Une raison pour mourir. Ceci est ma dernière confession » poursuit-il, avant qu’un chant choral ne l’enveloppe.

Ce chant lointain est repris par une image de neige (vídéo Leo Castro), et sur scène par le déplacement d’objets, dans l’attente des oiseaux qui ne sauraient tarder à arriver. Côté cour, en fond de scène, les trois musiciens ponctuent la rencontre entre les deux danseurs-acteurs. Elle, revient. Elle, reproche : « Tu n’as même pas changé les meubles. » Retrouvailles après de longues années, tous les deux face à nous, côte à côte. Elle le touche, le renifle, tous deux semblent gauches, se cherchent, s’effleurent. C’est à la fois tendre et agressif, comme un duo-duel.

Très rythmé, le final débobine et rembobine la vie. « Imagine… imagine… si on avait toutes les saisons en un seul jour… » Elle danse. Il lit un texte. « Tu es qui ?  Je ne me rappelle plus si tu aimes la country… » Perdus de vue, ils se retrouvent. Revient l’image de la chute, c’est elle qui du fauteuil, tombe et retombe. Puis les deux chantent, accompagnés du violoncelle, un très beau moment polyphonique. Les mots s’effacent, ils sont oiseaux…

© Tristan Pérez Martin

Double Infinite – The Bluebird Call interpelle par sa savante simplicité, son ardeur à lancer une bouteille à la mer… de glace, son espérance et sa désespérance, par sa poésie, sa dérision parfois, dans le côté personnel de son langage. Différents champs artistiques y interfèrent, dans la démarche menée par María Muñoz et Pep Ramis depuis 1989, avec le collectif Mal Pelo qu’ils ont fondé. La tension qu’ils créent entre ces univers donne sa fragilité au spectacle en même temps que sa force, par l’absurde et par la narration qu’ils proposent. La danse et le mouvement sur scène, les images sur écran, la musique et la représentation visuelle qu’ils élaborent à travers lumière et scénographie, invitent au voyage.

Brigitte Rémer le 4 décembre 2023

Collaboration artistique Leo Castro – espace sonore Fanny Thollot – collaboration et interprétation musicale Joel Bardolet (violon), Quiteria Muñoz (soprano), Bruno Hurtado (violoncelle) – lumière Luís Martí, August Viladomat – son Andreu Bramón – scénographie Pep Ramis, Adrià Miserachs – costumes CarmePuigdevalliPlantés – vídéo Leo Castro – production Mamen Juan-Torres – gestion et administration Gemma Massó – relations extérieures AnSó Raybaut.

Du 28 novembre au 2 décembre 2023 à 20h, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – et aussi, au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses : les 5 et 6 décembre, Pep Ramis, The Mountain, the Truth and the Paradise – les 8 et 9 décembre, María Muñoz, Bach.

Exposition « Naples à Paris » – Spectacle « Les Fantômes de Naples »

© Jean-Louis Fernandez

C’est une soirée magique dans tous les sens du terme à laquelle le public est convié au Musée du Louvre, dans le cadre des Étés du Louvre. Structurée en deux parties, elle offre au public venu assister au spectacle Les Fantômes de Naples – conçu et mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota sur des textes d’Eduardo de Filippo, écrivain napolitain et génie de l’illusion – de rencontrer les chefs d’oeuvre du musée de Capodimonte, de Naples.

La Déambulation proposée en première partie est une chance, le Louvre met à disposition du public ses espaces, entre autres sa Grande Galerie où sont accrochés tant de chefs-d’œuvre venus de Naples en écho à sa collection de peinture italienne, dans un dialogue fécond entre les deux collections. On croise les sculptures de Michel-Ange et on passe devant La Victoire de Samothrace en haut de l’escalier principal avant d’arriver à la Grande Galerie où est présentée l’exposition Naples, les chefs-d’œuvre de la peinture italienne. Là l’éblouissement est total, avoir la Grande Galerie pour soi et errer dans Naples et l’art italien avant d’assister au spectacle est un réel privilège. Plus loin, dans la Salle de la Chapelle se trouve la section Des Farnèse aux Bourbons, histoire d’une collection et dans la Salle de l’Horloge, les Cartons italiens de la Renaissance, 1500-1550.

© Jean-Louis Fernandez

Florence et la peinture de la Renaissance entre 1280 et 1480 sont donc au cœur du sujet et accueillent le visiteur avec les œuvres de Cimabue et Giotto, peintres majeurs de la pré-Renaissance italienne et leurs successeurs, Fra Angelico, Uccello et Botticelli qui travaillent les perspectives géométriques, le rendu de la lumière et l’humanisation des personnages. De Giotto, sont présentés Les stigmates de Saint François d’Assise, tableau peint entre 1297/99 ; une Crucifixion, tempera sur bois de peuplier réalisée vers 1330, où l’on voit le Christ entre les deux larrons ; la Croix peinte avec au sommet de la croix le Pélican, métaphore du Christ sacrifié nourrissant ses petits de son corps. De nombreux chefs d’œuvre suivent comme Le Couronnement de la Vierge Marie, élément central d’un polyptyque de Tommaso Del Mazza réalisé entre 1380/95, qui montre avec une extrême précision le travail de l’or et de précieux textiles ; L’Annonciation, de Bernardo Daddi, peinte sur bois de peuplier vers 1335 où un Ange accompagne l’Archange Gabriel dans l’annonce du futur enfantement du Christ ; Saint François d’Assise, peint sur bois entre 1360/65 par Giovanni Da Milano dans un jeu d’ombre et de lumière qui n’est pas sans rappeler l’influence de Giotto ; Le Martyre des saints Cosme et Damien montrant l’exécution de ces martyrs chrétiens du IVe siècle peints par Fra Angelico entre 1338/43, avec un alignement de cyprès à l’arrière-plan, emblème du calme de la vie éternelle en opposition à la violence de l’acte.

“Le Martyr des Saints Côme et Damien” de Fra Angelico, peint sur bois  de peuplier, entre 1338 et 1343 © BR

L’art de la fresque se développe ensuite en Italie entre 1400 et 1450, à partir d’une technique de peinture posée sur un enduit frais pour que les pigments se mêlent. On en voit de superbes traces dans l’exposition, comme les Fresques de la Villa Lemmi d’Alessandro Botticelli peintes vers 1483/85 autour de Vénus, Déesse de l’Amour ; un Calvaire de Fra Angelico, peint sur la paroi du Réfectoire du Couvent San Domenico de Fiesole, situé aux portes de Florence, où le peintre fut Frère puis Prieur ; les fresques de l’oratoire de la famille Litta à Greco Milanese près de Milan dont La Nativité et l’Annonce aux bergers ainsi que L’Adoration des Mages, de Bernardino Luini, réalisées en 1520/25.

À partir des années 1470 émerge ensuite l’art du Portrait. On trouve entre autres dans l’exposition un remarquable Portrait de jeune homme peint par Botticelli vers 1475/1500 ; Le Condottiere, huile sur toile d’Antonello de Messine réalisé en 1475, autre Portrait d’homme et personnage d’un haut rang social, peint à Venise ; un Portrait d’homme de Giovanni Bellini peint sur bois vers 1500. Les thèmes religieux demeurent aussi dont deux œuvres d’Andrea Mantegna : La Vierge de la Victoire réalisée en 1496 et La Crucifixion entre 1456/59. De Vittore Carpaccio, La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem, huile sur toile réalisée en 1514, montre la fascination de Venise pour l’Orient, dans l’architecture comme dans les costumes, couleurs et textures.

“La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem” de Vittore Carpaccio, huile sur toile réalisée en 1514 © BR

Du musée de Capodimonte parmi les nombreuses œuvres présentes se trouvent une Crucifixion, tempera et or sur panneau signée Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio en 1426, où Marie-Madeleine exprime son désespoir, on la voit de dos, période où les émotions commencent à entrer dans la peinture ; La Transfiguration, une huile sur panneau de 1478/79, l’un des plus ambitieux tableaux de Giovanni Bellini, beau-frère de Mantegna montrant Jésus au visage radieux et vêtu de blanc entouré de Moïse, Elie et de trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean ; Le Christ à la colonne, réalisé par Antonello de Messine entre 1476/78, où Jésus avant d’être crucifié est attaché à une colonne pour être flagellé : de ses yeux coulent des larmes et le nœud de la corde placée autour du cou est très réaliste, on retrouve dans cette peinture la même technique que celle du portrait.

Deux imposants retables de Colantonio, maître de la première Renaissance à Naples sont présentés : le Retable de l’Annonciation et le Retable de Saint Vincent Ferrier peints entre 1456/58 dans lequel sont racontés des épisodes de la vie de Saint Vincent, dans un grand sens narratif. Naples est devenu le lieu majeur de production des retables. Francesco Mazzola dit Parmesan a peint en 1524 une huile sur toile, Portrait de Galeazzo Sanvitale, où se lit l’élégance et l’érudition du personnage en même temps que ses exploits militaires à travers ses armes et le heaume posé dans un coin du tableau ; Lucrèce, huile sur toile datant de 1540 relate dans une grande sophistication le suicide de Lucrèce après un viol. Giovanni Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorentino a réalisé une remarquable huile sur panneau, en 1524/26, Portrait de jeune homme, où le visage est d’une grande élégance et les doigts effilés. Le peintre espagnol Jusepe de Ribera apporte dans son œuvre des notes expressionnistes et dramatiques, et datant de l’époque baroque, Luca Giordano montre une Madone au baldaquin joyeuse et protectrice, huile sur toile peinte en 1685 dont l’ensemble monumental s’inspire de l’accrochage du musée de Capodimonte, Fragonard s’en inspirera lors de son séjour à Naples, en 1781. Le tableau venant de Capodimonte, Atalante et Hippomène peint par Guido Reni entre 1618/19, référence aux Métamorphoses d’Ovide, fait écho à L’Histoire d’Hercule du même peintre, conservé par le Louvre. Ils symbolisent à eux seuls le dialogue qui s’est tissé entre les deux institutions.

© Jean-Louis Fernandez

Le Caravage est également présent dans l’exposition avec trois toiles puissantes : La Mort de la Vierge réalisée à Rome entre 1601/06 avant que le peintre ne soit condamné pour meurtre et ne s’enfuie à Naples ; le prêt de La Flagellation, huile sur toile peinte en 1607 à Naples pour l’église San Domenico Maggiore, jeux de contrastes entre le blanc radieux du Christ et le noir des bourreaux qui s’apprêtent à passer à l’action du supplice par le fouet ; le Portrait d’Alof de Wignacourt, grand maître de l’ordre des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. Malgré de terribles catastrophes – dont la peste en 1656, qui décima la moitié de la population et dont l’éruption du Vésuve – Naples fut un foyer artistique majeur à cette époque-là ainsi qu’une référence en termes de culture scientifique et mathématique. Un panneau attribué à Jacopo de’ Barbari artiste vénitien proche d’Albert Dürer le montre et la culture humaniste est à l’honneur.

Au cours de ce parcours pictural les visiteurs croisent quelques acteurs détachés du spectacle qu’ils verront juste après, et qui cherchent à attirer leur regard. Ils disent de petits textes en toutes langues, issus d’auteurs de différents pays, dont Pier Paolo Pasolini, Arthur Rimbaud, Fernando Pessoa, Yannis Ritsos ou encore Shakespeare en ses Sonnets. Puis Les Fantômes de Naples débute sur une scène dressée dans la magnifique cour Lefuel – anciennes Écuries de Napoléon III – où le spectateur prend place. Emmanuel Demarcy-Mota directeur du Théâtre de la Ville à Paris l’a conçu et mis en scène à travers un montage des textes d’Eduardo de Filippo – pièces, poèmes et interview –  auteur qu’il connaît bien pour en avoir présenté cet hiver la pièce La Grande Magie (cf. notre article du 2 janvier 2023). Il travaille ici avec la troupe du Théâtre de la Ville et les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence. Le spectacle est en français, italien et napolitain surtitré, ponctué par des musiques et des chants ; il dessine un portrait de la ville de Naples.

C’est une séquence musicale qui ouvre le spectacle autour de trois guitaristes placés côté cour sur fond de chants d’oiseaux. Le soleil se couche et la cour Lefuel apparaît sous les projecteurs. La mer en son ressac habite l’espace sonore. On est comme en suspension, en contemplation. Les bruits de Naples nous parviennent, car selon l’auteur « L’ensemble et l’apparence d’une cité nous parlent la nuit : pierres, briques, portes et tuiles, se mettent à parler et lorsque la lune est sortie, ces bruits prennent plus de résonance. » Un acteur apostrophe les spectateurs, à la recherche du troisième œil, l’œil de la pensée. Arrive Pulcinella, personnage de la Commedia dell’Arte : « Bona Sera ! Savez-vous d’où je viens ? De l’au-delà ! J’ai visité tout le paradis. Pulcinella ne meurt jamais. C’est l’âme de Naples et du peuple napolitain… » Autour de lui, chaque personnage apporte son étrangeté et sa présence : une jeune femme en noir s’interroge sur « ce qu’est Naples » et donne sa réponse « Personne ne le sait… » C’est une ville mystère. Des personnages-fantômes dont la soliste, descendent en chantant la double rampe en fer à cheval, avec beauté, gravité et poésie. « Naples c’est la voix des enfants. C’est l’odeur de la mer. C’est une petite tasse de café au balcon, café grillé maison et chauffé à la Bialetti. Naples n’est qu’un rêve, une Illusion… »

© Jean-Louis Fernandez

Eduardo de Filippo, l’écrivain aux cinquante-cinq pièces, fait partie des personnages et déclenche ses jeux d’illusionniste et de magicien, posant une réflexion sur le théâtre. Faire du théâtre, sacrifier sa vie… « Nous sommes en quête d’auteur ! » clament les comédiens dans un clin d’œil à Luigi Pirandello, évoquant la rencontre entre le créateur et l’équipe, le créateur et sa créature. On y trouve des extraits de La Grande Magie « Un personnage a sa vie propre » dit le poète. « Je me prête à des expériences conduites par un autre prestidigitateur. Le temps n’existe pas. Le temps c’est toi… » Une petite fille en robe blanche évolue au son de la chanson de Jacques Douai File la laine. « Un vilain rêve me revient… » dit un personnage. Un autre apparaît à la fenêtre, au loin, dans les étages. Un autre chante. Le charme opère. « Comment oublier… Regarde-moi. » Diverses anecdotes se croisent à travers les extraits des textes choisis. Une actrice rêve et raconte le sacrifice de l’agneau, un couteau à la main. L’agneau et l’enfant blond se superposent. Le mendiant devient une fontaine, la fontaine est de sang, la femme se réveille, en transes. Il y a des chants aux inflexions expressives et des danses, il y a des rires. « Femme, je t’aime et je te hais. Je ne peux t’oublier. » Il y a Philomena et l’hiver qui claque des dents. « Il me semble que vous pleuriez sans larmes… » Le sol devient violet, comme la mer : Est-ce la mer ou le mur de ta chambre… ? Mouettes, bruits des vagues, apparitions, ombres. Des chants, un châle couleur vieux rouge, des rythmes. Tous dansent dans la théâtralité de Naples.

Ce spectacle aux étoiles présenté dans la cour Lefuel, comme l’exposition dans la Grande Galerie, fait vivre les imaginaires de la ville. Il remet sur le devant de la scène les textes d’Eduardo de Filippo (1900/1984) dont les pièces ont été traduites et montrées en France tardivement, selon sa propre décision. D’autres propositions sont faites dans le cadre des Étés du Louvre et les différents espaces du musée : concerts sous la Pyramide, Cinéma Paradiso avec projections de films dans la Cour Carrée, chorégraphies dans la Cour Lefuel ; dans les espaces hors Musée, comme le Jardin des Tuileries, voisin, sont proposées des activités à faire en famille. Le musée du Louvre se désacralise et cherche à développer des rencontres avec tous types de public. C’est de la volonté de Laurence des Cars, présidente-directrice du musée et de Luc Bouniol-Laffont, directeur de la programmation culturelle conçue et mise en œuvre par la direction de l’Auditorium et des Spectacles du Musée, un geste fort vers plus de démocratisation culturelle et une invitation à rêver dans ce lieu unique au monde, maison des artistes vivants ouverte à tous.

Brigitte Rémer, Paris le 10 juillet 2023

Spectacle Les Fantômes de Naples, avec les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence : Mariangela D’Abbraccio, Francesco Cordella, Ernesto Lama – la chanteuse : Lina Sastri – le musicien :  Filippo D’Allio (guitare et percussions) – les acteurs de la troupe du Théâtre de la Ville : Marie-France Alvarez, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sarah Karbasnikoff, Serge Maggiani – le musicien  Arman Méliès (guitare électrique) – Dramaturgie Marco Giorgetti, traduction Huguette Hatem – Pour la déambulation poétique : Camille Dugay, Nadia Saragon, Sebastiano Spada, Lorenzo Volpe. Acteurs italiens formés dans les écoles du Teatro Della Pergola et des artistes de la Troupe de l’Imaginaire du Théâtre de la Ville – coproduction musée du Louvre / Théâtre de la Ville- Paris / Teatro della Pergola – Florence.

Vu le 29 juin 2023 au musée du Louvre – Les Étés du Louvre se poursuivent jusqu’au 20 juillet 2023 – site : www. louvre.fr ou fnac.com – tél. :  01 40 20 55 00.

Futur proche

© Filip Van Roe

Chorégraphie Jan Martens, avec l’Opera Ballet Vlaanderen – Musique Pëteris Vasks (1946), Janco Verduin (1972), Graciane Finzi (1945), Anna S. Þorvaldsdóttir (1977), Erkki Salmenhaara (1941), Aleksandra Gryka (1977) – Clavecin, interprétation in situ Goska Isphording – à la Grande Halle de La Villette, dans le cadre de la saison Théâtre de la Ville/hors les murs.

Assis sur un très long banc, bel objet scénographique, les danseurs font face au public. Devant eux, la claveciniste et son majestueux instrument regardent aussi les spectateurs. Sur cet imposant plateau de la Grande Halle, le clavecin semble petit, mais le son lui, ne l’est pas, son amplitude est éblouissante. L’instrument est exploré dans toutes ses tonalités extravagantes et configurations jamais entendues.

Jan Martens s’est passionné pour le clavecin en regardant et en écoutant la grande interprète Elżbieta Chojnacka – née à Varsovie en 1939, disparue à Paris en 2017 – qui a inspiré les plus grands compositeurs contemporains, dont Ligeti, Xenakis, Górecki et d’autres. Il lui avait rendu hommage en juillet 2022 au Théâtre de la Ville, dans un solo qu’il chorégraphiait et dansait, Elisabeth Gets her way. C’est Goska Isphording qui, dans Futur proche, est au clavier et emporte magnifiquement danseurs et spectateurs. Des images vidéo la montrent, à un moment donné, jouant avec virtuosité et passion. L’image, vue du ciel, est impressionnante.

© Filip Van Roe

Après une introduction musicale, les danseurs se lèvent au fur et à mesure et se préparent comme dans le vestiaire d’un terrain de sport avant échauffement, déshabillage et habillage. Ils entrent dans les rythmes complexes de la partition, individuellement ou à plusieurs, puis par grappes, les bras en sémaphores, le corps syncopé. Marches, glissements et pirouettes, s’inscrivent dans l’espace. Demi-pliés, grands pliés. Un cercle de lumière apparaît. Une caméra capte des images. Les danseurs interprètent les propositions musicales, du lent au plus rapide, du calme à l’agité. La troupe parfois se rassemble pour un mouvement collectif ou en décalé. Des images s’affichent sur le manteau de scène, ainsi qu’un texte parlant d’environnement et d’écologie, sujet vital sur lequel le chorégraphe se penche aujourd’hui.

Plus avant dans le spectacle, les bancs se sont renversés, les danseurs ont apporté un à un des seaux d’eau. Puis une chaîne s’est formée pour ce passage d’eau de main à main, dans une multitude de seaux multicolores. Ils ont ensuite versé ces litres d’eau déposés, seau après seau, dans un grand bac qu’ils ont fabriqué et qui ressemble à un puits. Ils retirent shorts et bermudas, et en maillots de bain pénètrent dans l’eau, quatre par quatre, puis se sèchent après avoir pris chacun une serviette. L’image finale est forte : sur un bruissement de la forêt et une vidéo qui se morcèle, projetée sur les danseurs, on se trouve face à un monde défait et à une image climatique de mort.

Futur Proche a été créé en juillet 2022 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, avec l’Opera Ballet Vlaanderen où Jan Martens chorégraphe-phare de la scène belge, est artiste associé. Depuis une bonne dizaine d’années il a monté plus de vingt spectacles et énonce ici, par les dix-sept magnifiques danseurs dont deux jeunes, son inquiétude en termes de changements climatiques, de pandémies et de guerres. En même temps il table, pour le futur, sur la jeunesse comme promesse de réveil et de renouveau. Le grand écart qu’il propose, sorte de défi entre un instrument baroque et aristocrate, le clavecin, face au message et à la danse portés par les jeunes d’aujourd’hui, est un pari risqué, mais réussi.

Brigitte Rémer, le 13 mai 2023

© Filip Van Roe

Avec les danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen :  Zoë Ashe-Browne, Viktor Banka, Tiemen Bormans, Claudio Cangialosi, Morgana Cappellari, Brent Daneels, Matt Foley, Misako Kato, Nicola Leahey, Ester Pérez, Taichi Sakai, Niharika Senapati, Paul Vickers, Rune Verbilt, James Vu Anh Pham, Kirsten Wicklund – En alternance, les jeunes danseurs : Merel Amandt, Gaiane Caforio, Caroline Gratkowksi, Elodie Grunewad, Tito Zwaluw Janssens, Lisse Vandevoort. Scénographie Joris van Oosterwijk – création lumière Elke Verachtert – costumes Jan Martens, Joris van Oosterwijk – vidéo Stijn Pauwels – son Brecht Beuselinck – dramaturgie Tom Swaak – répétitrice de danse Tara Jade Samaya – conseils artistiques Carolina Maciel de França, Rudi Meulemans, Marc Vanrunxt,

Du 26 au 28 avril 2023, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019, Paris – métro : Porte de Pantin –  site :  www.lavillette.com et www.theatredelaville-paris.com

Focus Afghanistan – L’exil en partage

© Théâtre de la Ville

Manifestations culturelles et artistiques dans le cadre du Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin. « Tout au long du mois de mars, nous accueillerons la diversité et la vitalité de la jeune création contemporaine afghane qui, au fil de l’exil, continue de se réinventer et de porter des voix puissantes et bouleversantes » avait annoncé Emmanuel Demarcy-Mota, son directeur.

Le coup d’envoi a été donné le 8 mars au cours d’une rencontre-débat-projection, modérée par Emmanuel Laurentin de France Culture, partenaire de la manifestation, sur le thème : « Le difficile combat des femmes : pain, travail, liberté. » Kubra Khademi, artiste et performeuse, Caroline Gillet, documentariste notamment pour la radio, Khojesta Ebrahimi, auteure et Manoushak Fashahi, productrice, y ont parlé du courage des femmes afghanes, de leurs luttes et de leur capacité de résistance.

Photographies, spectacles, performances, projection de film et débats ont été programmés dans le cadre du Focus et montre l’engagement et le courage des artistes : « The Golden Horizon », une performance de Kubra Khademi, met en lumière son énergie et son impertinence pour avoir osé intervenir dans l’espace public, à Kaboul. Arrivés en France comme mineurs isolés, Daniel Nayebi et Zobaïr Noori ont suivi à Rennes des ateliers de théâtre et de danse avec Cédric Cherdel, danseur-chorégraphe  Ils lui ont demandé de les accompagner dans la présentation de leur performance dansée et musicale. « Daniel et Zobaïr » est le titre de leur spectacle. La projection du long métrage de Siddiq Barmak, « Osama » produit en Afghanistan après la chute des Talibans, a été suivie d’une rencontre avec le réalisateur, animée par Manoushak Fashahi. Les photographies de Morteza Herati, Zahra Khodadadi et Naseer Turkmani, arrivés en France en août 2021 quand les talibans ont repris le pouvoir, sont montrées par Khoda Hafez sous le titre « L’Afghanistan au-delà des frontières. » Elles témoignent des traces et de la mémoire du pays et, au-delà des frontières, interrogent son devenir.

Dans le Focus Afghanistan, tout est vital, tout est cri. Je rends compte ci-après de deux des spectacles auxquels j’ai assisté.

« Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan » Spectacle de marionnettes tout public est un conte initiatique inspiré d’une histoire vraie, présenté par Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi, sous le regard de Guilda Chahverdi pour le texte et de Mélanie Depuiset pour la mise en scène. Contraints de laisser leurs marionnettes derrière eux, les deux conteurs-manipulateurs les ont reconstruites pour reprendre et réinventer leur spectacle. Ils retracent avec fantaisie et passion l’histoire mouvementée et douloureuse du pays. Cela débute à l’aéroport de Paris où deux voyageurs arrivant de Kaboul récupèrent leurs bagages sur le tapis roulant. Un bruit suspect sourd d’un paquet et attire leur attention. Ils l’ouvrent et déplient un long personnage-marionnette qui se présente comme le gardien du zoo de Kaboul et le père de Marjan le Lion, roi du zoo. Sur la défensive, l’homme a embarqué en cachette. Quand il comprend qu’il se trouve en présence de deux compatriotes, il devient convivial et partage le thé. Il raconte son histoire. Une carte du monde dessinée sur un drap se déplie et montre les nombreux pays qu’il faut passer avant d’atteindre l’Afghanistan.

© Théâtre de la Ville

Posés sur un praticable central et sur des tables mobiles recouvertes de velours noir, une série de marionnettes de petite taille vont habiter l’espace, têtes de papier mâché bien sympathiques posés sur des sacs remplis de sable qui forment le corps. On est au zoo de Kaboul, avec l’ours, la girafe, le chacal, la chouette, l’éléphant et la huppe dite Plume d’or, maitresse des lieux. Les deux voyageurs, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi font vivre l’histoire, ils en sont les acteurs-conteurs, très expressifs, et les habiles manipulateurs. Branlebas de combat, le lion arrive au zoo – marionnette aux pattes articulées, dépassant légèrement en taille les autres animaux qui oscillent entre l’accueil et la peur de cet étranger. Il y a ceux qui sont pour et ceux qui sont contre et « tout le monde veut être chef. » Mis en quarantaine et rempli de tristesse, le voilà qui se métamorphose à l’arrivée de Choucha, une jeune lionne. Après s’être lentement apprivoisés et avec la douce attention de chacun, lion et lionne célèbrent leurs noces en musiques et en danses. « Un mariage arrangé qui tourne bien ! » dit le narrateur. « Vive Choucha, finis le patriarcat … » joli moment où le couple animal signe le registre et où il porte des couronnes de fleurs et de lumière, où le moment s’immortalise par des photos.

Mais la réalité les rattrape entre la guerre civile – les Afghans contre les Afghans – et le retour des Talibans, à vrai dire jamais vraiment partis, la présence russe – « ceux qui ont découpé le pays pendant dix ans », et le monde qui gronde. Leur pain quotidien : se couvrir le visage, être interdit de vote, avoir peur, entendre des salves de mitraillettes. Partisan de l’égalité pour tous, l’éléphant s’engage le premier, il est abattu. La girafe en est très chagrin, un chant de deuil s’élève. D’autres animaux suivent. Les bâtiments sont détruits, figurés ici par de petites palissades blanches, les remparts de la ville. Marjan est torturé. Blessé, tous l’entourent. Mais à la mort de Choucha, lâchement abattue, Marjan ne mange plus pendant des semaines. Le zoo est menacé de fermeture. La chouette ne veut plus bouger : « ici est ma vie… » La guerre finie, tout est interdit, même la musique. « Porte ça ! » et on lui jette à la figure un tissu. Les animaux ont faim, ils mendient : « 1 euro pour manger ! » Les visiteurs leur jettent des pierres. Le grand personnage-marionnette du début, le gardien du zoo, revient. La boucle est bouclée. Retour en France, à l’aéroport. On refait le chemin inverse d’Afghanistan en France, passant par de nombreux pays… « Passe… le Mont Olympe, passe… les Alpes… Passe…» « Où que je sois, mon pays jamais ne me quittera. Il va là où je vais. »

Symbole afghan des conflits, Marjan Le Roi Lion est un magnifique spectacle, par la fluidité des langues, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi s’exprimant majoritairement en français, avec quelques apartés et exclamations dans leur langue, le dari. Les acteurs-manipulateurs interprètent en direct toutes les voix et font vivre leurs personnages avec une précision du mot et du mouvement. Par les animaux ils appellent la parabole. Comme eux, ils sont cette rage de vivre.

« La Valise vide » – Le texte, signé du dramaturge afghan Kaveh Ayreek, mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi, parle d’un retour en Afghanistan et fait entendre le lien intime d’un individu à sa terre, jusque dans ses silences. Exilé en Iran un jeune couple décide en 2010 de rentrer au pays, contre l’avis même de leurs familles. Il croit en sa reconstruction et en ses forces vives. Leur Afghanistan est fantasmé, ils n’en ont que les beautés en tête : les jardins de grenades, les bouddhas de Bamiyam – aujourd’hui effacés -, la citadelle d’Herat, la Rivière de Kaboul qui apaise toutes les soifs, les jardins spirituels, les raisins toutes couleurs, plus d’une centaine d’espèces, gonflés et juteux, les melons et les miels. « La terre n’a pas d’importance, seule importe la pensée. » La jeune femme replie la maison avec délicatesse en nouant dans une étoffe ce dont ils auront besoin comme la vaisselle et ce qui leur est le plus précieux comme l’ours ou la robe rouge. Elle ne lâche pas son tournesol bienaimé qui sera du voyage, « ma vie est liée à cette fleur » dit-elle.

© Théâtre de la Ville

Arrivés à Kaboul après un voyage qui déjà aurait pu semer le doute, leur vie tente de se recomposer lentement. « Maintenant on a un pays » pensent-ils naïvement, même si « un homme pieux ne sourit pas » leur dit-on, à titre d’accueil. La recherche d’appartement se révèle infructueuse, ils s’installent dans la vieille maison familiale dégradée où il n’y a ni eau courante ni électricité. Tout est à faire et ils s’y attellent. « Les bougies c’est si romantique… » dit la jeune femme essayant de transformer la situation en positif. Mais un jour, on leur donne deux heures pour quitter la maison qui commençait à reprendre forme et vie, une sommité talibane ayant réquisitionné toute la rue pour s’y installer. Les loups sont dans la ville, ces hommes aux turbans blancs, kalachnikov à la main. Et chaque pas, chaque tableau, conduit vers plus de violence et d’incompréhension, dans la spirale des mensonges d’un pouvoir arbitraire sur cette terre des dieux. La gestuelle devient hachée, la peur s’empare d’eux. « Combien de vies as-tu ? » C’est un hiver de neige.

Pluie, bruits, montagnes inhospitalières, train, coups de crosse donnés sans raison, massacres. La peur monte, le doute aussi. Lui commence à changer, jusqu’à ce qu’elle ne le reconnaisse plus. Il se met à peindre de façon compulsive. Ses cauchemars sont des hommes à tête de loups, comme des monstres. Elle raconte sa métamorphose : « Il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne me touchait plus, il n’y avait plus ni jour ni nuit, il marchait. » Vêtue de sa robe rouge du passé, elle tente la douceur et de le raisonner. Mais il est devenu loup. « Il allait acheter le pain, le pain avait le goût du sang » dit-elle en plein désarroi. Lui, dévorait les journaux et jetait le pain. Elle, commençait à avoir peur de tout et à désirer la mort. Dans les journaux il trouve, ou croit reconnaitre, ses peintures et s’engage dans une crise aiguë de paranoïa qui se retourne contre elle. « Tu as trahi mon art ! » l’accuse-t-il. « Je pars demain » trouve-t-elle la force de murmurer « plus rien ne nous lie à ce lieu. » L’image finale est à l’opposé de la première, étrangers l’un pour l’autre face au public, chacun porte sa valise, une valise pour deux suffisait, à l’aller. Magnifiquement porté par l’actrice Alice Rahimi et l’acteur Shahriar Sadrolashrafi, le récit met en scène la tragédie au plan personnel et la destruction de l’individu, avec beaucoup de sensibilité et de pudeur. La mise en scène signée de Guilda Chahverdi donne à l’ensemble une grande intensité.

Programmé par le Théâtre de la Ville, le Focus Afghanistan est un moment rare de partage et qui permet de mettre l’art et les artistes afghans sur le devant de la scène. C’est une magnifique initiative pour parler de la complexité d’un pays, pays en guerre depuis tant de temps et dont les forces vives restent aux aguets.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2023

Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan : Fabrication des marionnettes et interprétation Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi – mise en scène Mélanie Depuiset – texte Guilda Chahverdi – création sonore, musique Julie Rousse – scénographie Anaïde Nayebzadeh.

La Valise vide : Texte Kaveh Ayreek,  mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi – Avec : Alice Rahimi et Shahriar Sadrolashrafi – assistanat à la mise en scène Laurent Dimarino – lumière, vidéo Camille Mauplot – musique Julie Rousse – scénographie, costumes Anaïde Nayebzadeh – régie générale  Loïs Simac – dessin Latif Eshraq – images prises en Aghanistan : Aziz Hazara, Zakir Mandegar.

Du 8 au 25 mars 2023,  Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com

Le Moine noir

© Krafft Angerer

D’après la nouvelle d’Anton Tchekhov – texte, mise en scène et scénographie Kirill Serebrennikov – spectacle en allemand, anglais, russe et français, surtitré en français et anglais, au Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la programmation Théâtre de la Ville/hors les murs.

Tchekhov écrit Le Moine noir en 1893, peu après un voyage à Sakhaline, ancien bagne des tsars puis goulag sous Staline, dans l’Extrême-Orient russe. On trouve trace de ces extrêmes dans son texte qui relève du fantastique ainsi que dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Trois serres à la structure légère faites de bois et de plastique sont posées côte à côte. Portes ouvertes on peut regarder à l’intérieur. Côté jardin quelqu’un y joue du saxophone, plus tard du piano, c’est le propriétaire des lieux, Pessotzki dans la nouvelle, appelé Le Vieux dans l’adaptation théâtrale (Bernd Grawert). Tania, sa fille, virevolte à ses côtés (Viktoria Miroshnichenko). Fou de nature et fier de son domaine de Borissovk, il célèbre sa forêt de peupliers, chênes et tilleuls ; ses vergers d’arbres fruitiers en espaliers ; ses fleurs toutes couleurs, lys, roses, camélias et tulipes. Il parle de son travail, qu’il détaille selon les saisons.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans les deux autres serres se trouvent les fleurs préférées de Tania, précieusement gardées, la terre et les graines déposées dans des sacs, et une dizaine d’hommes, sorte de captifs, voisins ou ouvriers agricoles en suspension. Ils se métamorphoseront au fil du spectacle en divers personnages et se révèlent être de magnifiques choristes. Leurs polyphonies, savantes et mystiques, de même que l’expressivité de leur gestuelle emplissent la scène. Ils sont comme la conscience de Kovrine.

L’écrivain en effet arrive au domaine en fin de soirée, invité par Tania et dont elle semble éprise, et par son père qui le considère comme un fils adoptif. Elle lui fait visiter les terres. Tous deux se frayent un chemin à travers les fumées des brasiers de fumier et de paille où l’on aperçoit les ouvriers comme des ombres à travers le rideau opaque. Et Kovrine, inquiet et crépusculaire, demande à Tania à maintes reprises, comme une réminiscence : « C’est quoi cet arbre ? » – « Un orme » – « Pourquoi est-il si sombre ? » – « La nuit tombe, tous les objets paraissent sombres » – « Alors, je suis fou ? » Les déplacements des personnages sont filmés à partir de caméras discrètement installées et du mobile de Kovrine qui n’a de cesse de capter en gros plans les visages, peut-être de graver le sien, images projetées en hauteur, sur des cadrans de bois.

La pièce est construite en quatre parties qui remettent chacune sur le métier l’ouvrage et qui, reprenant la situation à son point de départ avec les mêmes mots, s’enfonce un peu plus dans la folie du personnage, son « seul chemin. » Trois excellents acteurs interprètent à tour de rôle le rôle de Kovrine dans les trois premiers actes, ils sont tous les trois présents dans le quatrième, avec la même subtilité et énergie, (Mirco Kreibich, Filipp Avdeev, Odin Lund Biron). En même temps rien ne se ressemble et le public est pris dans le tourbillon des dédoublements et des visions. Tania de même se transforme et devient La Vieille Tania (Gabriela Maria Schmeide) puis Varvara.

© Christophe Raynaud de Lage

Souhaitant assurer la transmission de son domaine, Le Vieux propose à Kovrine d’épouser sa fille, ce qu’il accepte, dans une excitation démesurée proche du délire. Petit à petit ses réactions se décalent et il perd pied jusqu’à des paroxysmes d’hallucinations. « Que suis-je pour toi ? » demande-t-elle. Il raconte sa vision : « Il existe une légende. Je ne me souviens pas si je l’ai lue ou entendue. Il y a mille ans, un moine vêtu de noir, errait dans le désert, quelque part en Syrie ou en Arabie… A quelques lieues de l’endroit où il marchait, des pêcheurs ont vu un autre moine noir se déplacer lentement à la surface du lac. Ce deuxième moine n’était qu’un mirage. Un mirage en a fait apparaître un autre, puis un troisième… Et ainsi de suite à l’infini. » Hanté par cette image et passant de l’exaltation à la folie, Kovrine rencontre le Moine noir errant (Gurgen Tsaturyan) qui se présente comme étant un élu dont la mission est de sauver l’humanité, il s’identifie à lui. Les soins qui lui sont prodigués le font chuter un peu plus bas quand il constate qu’en se rapprochant de la normalité, il perd tout enthousiasme : « La liberté n’est peut-être qu’une illusion, mais n’est-il pas préférable de vivre d’une grande illusion ? » dit-il. Plus tard, dans son échange avec le Moine noir : « A quoi penses-tu ? » – « A la gloire » – « La gloire n’est qu’un jeu futile… »

© Krafft Angerer

Le spectateur entre dans la vision de chacun des personnages comme par effraction et son regard devient kaléidoscopique. Chaque partie apporte un bouleversement de l’espace et de la scénographie jusqu’à ce que les serres se trouvent retournées et sens dessus dessous, dans le chaos général de la folie. Comme si la focale de notre œil se décalait et que nous perdions nos repères dans la diffraction de la raison et de l’effet phosphènes. Quand le choeur des moines se déploie comme des derviches, magnifique dernier tableau, certaines architectures du plateau et l’ordonnancement de la gestuelle évoquent, dans l’esprit comme dans la forme, le constructivisme.

Opposant à Poutine, Kirill Serebrennikov avait été contraint, en 2021, de quitter le Centre Gogol de Moscou qu’il dirigeait depuis 2012 et qui était devenu un des hauts lieux de la création contemporaine. Frappé d’une interdiction de quitter son pays pendant deux ans il a finalement pu partir en mars 2022. Il vit en exil, à Berlin. Le spectacle a été créé l’été dernier à Avignon. Avec Le Moine noir, c’est la quatrième fois que le metteur en scène est invité au Festival d’Avignon, la première fois dans la Cour d’Honneur. Il avait présenté par le passé : Les Idiots d’après Lars Von Trier, en 2015 ; Les Âmes mortes d’après Nikolaï Gogol, en 2016, Outside en 2019, en son absence, spectacle qui évoquait la vie du photographe chinois Ren Hang, artiste inquiété par les autorités chinoises compte tenu du caractère cru de ses photographies et qui en 2017 s’est jeté du haut de son immeuble. Kirill Serebrennikov est aussi réalisateur et a marqué le dernier Festival de Cannes avec son film La Femme de Tchaïkovski.

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Le Moine noir – spectacle pensé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui inscrit en lettres blanches à la fin du spectacle, Stop War – le metteur en scène place son geste de mise en scène entre les racines du théâtre et le cosmos. Pour cette production européenne, portée par le Thalia Theater basé à Hambourg, il s’est entouré d’une équipe internationale : techniciens et acteurs russes et allemands ; acteurs lettons ; chanteurs et danseurs d’origines diverses, tous magnifiques. Il a pressé la nouvelle de Tchekhov pour en extraire la pensée surnaturelle et ésotérique et l’a démultipliée en même temps qu’il nous fait pénétrer dans la parabole du Moine noir, le chaos et la folie de Kovrine. Derrière l’incandescence du personnage et l’absolu recherché, Kirill Serebrennikov met en exergue la fragilité des êtres et  leur vulnérabilité. « Je suis un arbuste. J’ai consacré tant d’énergie pour vivre… » dit Kovrine. « Tout homme devrait se satisfaire de ce qu’il est… Si tu m’avais cru jadis, quand tu étais un génie, tu n’aurais pas vécu ces deux années si tristes et misérables… » lui dit le Moine. Tout est ici magnifiquement élaboré, retranscrit, réalisé et chorégraphié.

Brigitte Rémer le 25 mars 2023

Avec : Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroshnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan – Avec les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Vitalijs Stankevics (baryton) – Avec les danseurs Tillmann Becker, Viktor Braun, Andrey Ostapenko, Mark Christoph Klee.

Assistante personnelle Kirill Serebrennikov Anna Shalashova  – assistante mise en scène Olga Pavliuk – collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin – musique Jēkabs Nīmanis – direction musicale Uschi Krosch – arrangements musicaux Andrei Poliakov – dramaturgie Joachim Lux – lumière Sergey Kucher – vidéo Alan Mandelshtam – costumes Tatiana Dolmatovskaya – assistanat à la mise en scène Camille Ferraz – traduction français des surtitres Daniel Loayza, Macha Zonina – traduction en allemand Yvonne Griesel – souffleuse Margit Kress – directeur technique Olivier Canis. Production Thalia Theater Hambourg – avec le soutien du Gogol Center de Moscou – coréalisation Théâtre de la Ville/Paris – Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs.

Du 16 au 18 mars 2023 à 20h, dimanche 19 mars à 15h – Théâtre du Châtelet, 1 place du Châtelet, 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com Du 16 au 19 mars. Spectacle en allemand, anglais, russe, surtitré en français.

Le Théorème du pissenlit

© Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de récit et d’objets animés – Texte Yann Verburgh – mise en scène Olivier Letellier – Les Tréteaux de France, Centre dramatique national itinérant – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Parcours Enfance Jeunesse.

Le Théorème du pissenlit, ce sont deux actrices et trois acteurs, dont un jongleur en diabolo – qui joueront de manière indifférenciée les rôles de filles et de garçons – face à un auteur, Yann Verburgh, qui au fil des improvisations, a mis en mots le spectacle sous forme de récit choral et de dialogues. Cette écriture au plateau ouvre sur l’enfance ici et ailleurs, une enfance confisquée ; sur le travail et la consommation, sur la liberté, sur nos sociétés et sur la mémoire. En vis-à-vis, sa traduction scénique, réalisée par Olivier Letellier, apporte une poétique du plateau où les éléments se construisent et se déconstruisent avec la fluidité des imaginaires. Constituée de caisses de plastique gris qui s’emboîtent les unes dans les autres tel des lego(s), la scénographie (de Cerise Guyon), renforcée par la chorégraphie et la mobilité des acteurs (coordonnée par Thierry Thieû Niang), invente des paysages de montagne et de ville, de rivière, des volumes et des espaces, de la rêverie, une vision décentrée.

© Christophe Raynaud de Lage

D’un bout du monde à l’autre, des ponts se dessinent entre les objets fabriqués d’un côté et ceux consommés, de l’autre. C’est à partir d’un jeu reçu par un enfant pour son anniversaire, qui découvre à l’intérieur de la boîte une lettre qui le trouble, signée d’une inconnue, Li-Na. Elle devient son énigme et son guide imaginaire pour la construction d’une histoire d’absence, de liberté perdue, de chaîne de travail, là d’où vient son jeu. Il remue ciel et terre pour tenter de la décoder, de la boutique au port, de la mairie à l’agence de presse, mais le monde est sourd. Des graines de pissenlits s’échappent de la lettre, symbole d’une liberté espérée.

Deux récits se superposent : ici, le temps qui s’écoule est un marqueur de l’histoire qui se construit sous nos yeux, à partir de l’anniversaire – le lendemain, deux jours après, neuf jours plus tard – là-bas, on découvre le Pays-de-la-Fabrique-des-Objets-du-Monde où Li-Na et Tao vivent avec les anciens dans un environnement montagnard, libres et proches de la nature, leurs parents partis travailler à la ville. Pour Tao, la fin de l’insouciance sonne à treize ans, comme une initiation à la vie. Il doit quitter le village pour aller travailler et disparaît, laissant Li-Na sans nouvelles.

Un beau jour, n’en pouvant plus, Li-Na part à sa recherche. Son chemin est périlleux, initiatique aussi, elle fait naufrage et après de nombreuses péripéties, découvrant le monde, finit par retrouver son ami. Tao travaille à l’assemblage des jeux, dans une usine, en faisant les trois huit. Elle n’hésite pas à s’y faire engager, pour l’approcher. Frappé par la maladie de l’oubli, Tao ne la reconnaît pas. Le travail à la chaîne est plus que sauvage, il est destructeur, inhumain, cruel et uniforme et les contremaîtres y sont d’horribles aboyeurs. Les caisses de la scénographie sont devenues des postes de travail. Ne pas parler, ne pas s’arrêter, ne pas se tromper, telle est la devise de l’usine. Le tapis roulant y est impitoyable et la moindre faute vous place au bord du vide et de la fosse – appelée grande gueule – dans laquelle les jeux défectueux sont broyés et l’employé pris en défaut, jeté avec. Le conditionnement des employés est total. Comme tous, Li-Na devient machine, jusqu’au jour où elle en décide autrement et arrête la chaîne. Elle appelle alors chaque enfant-ouvrier non par son matricule mais par son nom et organise l’insurrection. Une expédition punitive la conduit au bord de la grande gueule dans laquelle Tao l’empêche de tomber. Tous les employés se rebellent et montent sur le toit de l’usine. C’est là qu’elle écrit sa lettre et qu’elle la place dans un jeu, pour crier devant le monde les conditions de travail de ceux qui les fabriquent.

© Christophe Raynaud de Lage

Neuf jours plus tard, ici, la maitresse lit la lettre et les enfants découvrent le monde qui se trouve derrière les jeux. Armés de leurs copies doubles et stylo quatre couleurs, perchés sur le toit de l’école et touchant le ciel, ils y répondent et vont la recopier à l’infini pour l’introduire dans chaque boîte de jeu. Comme des lanceurs d’alerte, ils accompagnent cette révolte des pissenlits. Sur la fenêtre de l’école, de petits soleils jaunes rappellent l’histoire, tandis que là-bas, le vent se met à rugir, dévalant les falaises et emportant l’usine. Et l’usine disparaît, laissant place à un immense champ de pissenlits.

Parti de l’histoire vraie des enfants de l’arrière, en Chine, Olivier Letellier et son équipe aborde la question du travail des enfants, celle de la désobéissance et de la conquête des libertés. Son parcours au cœur de la littérature jeunesse montre son intérêt et son talent pour la narration et la transmission, à travers des langages pluridisciplinaires. Avec Yann Verburgh, il est convaincu « qu’un geste poétique peut engendrer d’incroyables conséquences politiques » et que « l’imagination peut devenir outil de résistance. » C’est son projet, résolument tourné vers la jeunesse en tant que directeur des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant dont il assure la charge depuis l’été dernier, pour poursuivre son travail, comme il l’a fait depuis des années en dialogue avec différentes structures. Il avait obtenu le Molière du théâtre Jeune public, en 2010 et est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis quatre ans.

Avec Le Théorème du pissenlit, entre les esprits de la rivière et les champs de dents-de-lion – autre façon de nommer le pissenlit – la fable s’adresse directement au spectateur en employant le tu et le place au coeur de l’intrigue par l’intermédiaire du chœur. Le monde adulte n’y est pas épargné. La discussion menée après la représentation entre les enfants-spectateurs et les acteurs-actrices, qui forment une belle équipe – Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière – a montré que si on n’écrit pas l’histoire de ces enfants, pleine d’inhumanité, ils n’existent pas. Le travail de la mémoire devient essentiel, car si l’on perd la mémoire, on n’existe plus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2023

avec : Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière et la voix de Marion Lubat – assistante à la mise en scène Marion Lubat – création lumières Jean-Christophe Planchenault – création sonore Antoine Prost – assistant son Haldan de Vulpillières – scénographie-accessoiriste Cerise Guyon – accessoiriste, régisseuse plateau Elvire Tapie – costumes Augustin Rolland – conseiller artistique Thierry Thieû Niang – régie générale Célio Menard – régisseurs lumière en alternance Arthur Michel, Jean-Christophe Planchenault – régisseurs son en alternance Haldan de Vulpillières, Célio Menard, Arnaud Olivier – régisseurs plateau en alternance Brahim Achhal, Elvire Tapie.

Du 14 au 18 mars, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée 2023 : 23/25 mars, Théâtre de la Manufacture, Nancy – 29 et 30 mars, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône – 5/7 avril, Le Grand T, Nantes – 12/14 avril, Maison des arts de Créteil – l9/21 avril, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN – 4 et 5 mai, Le Quai, CDN d’Angers – 11 et 12 mai, Le Canal, Théâtre du pays de Redon – 15 et 16 mai, Scène nationale Sud Aquitaine, Bayonne – 25 et 26 mai, Théâtre d’Angoulême, Scène Nationale – 1/3 juin, Théâtre de Lorient, CDN.

Sibyl

© Stella Olivier

Conception et mise en scène William Kentridge – Musique Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd – en anglais, zoulou, xhosa, sotho du sud, ndébélé du sud, surtitré en français – au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons Théâtre du Châtelet/Théâtre de la Ville hors les murs.

Artiste plasticien né à Johannesburg, William Kentridge est un grand dessinateur qui mêle à travers ses mises en scène de nombreuses formes d’art comme peinture, gravure, sculpture, vidéo, qu’il met en espace dans des actions chorégraphiées et musicales. Sur le rideau de scène, il écrit ici à la plume de ronde une page d’une belle graphie.

La soirée est construite en deux parties : la première, The moment has gone – concert piano, voix et film muetnous mène dans son atelier où par un jeu de caméras William fait face à Kentridge dans le trouble de son double. Il compose le tableau à coup de dessins charbonneux, d’éléments qu’il gomme et abîme, qu’il redessine, et soudain le tableau s’anime. Il réinvente une technique cinématographique d’animation, image après image, qu’il nomme l’animation du pauvre et élabore ses propres effets spéciaux. Tel un magicien, Kentridge transforme ce qu’il touche, le désintègre et le recompose – une machine à écrire, ou une feuille d’arbre -. Il travaille par fragments et donne un autre sens à ce qu’il recrée.

© Stella Olivier

La seconde partie, Waiting for the Sibyl, est un opéra de chambre en six courtes scènes qui a pour point de départ l’œuvre d’Alexandre Calder, à partir d’un Work in Progress de vingt minutes qu’il avait vu en 1968, à l’Opéra de Rome. Dans le spectacle, dix chanteurs-chanteuses et danseurs-danseuses sud-africains, costumé(e)s majestueusement, portent la partition chantée et musicale composée par Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd. Leurs psalmodies résonnent, les styles de danse se mêlent. Le livret est réalisé à partir d’un montage de textes – proverbes africains, citations collectées par Kentridge, poèmes de différentes sources, référence à Dante -. Les mots s’enroulent et se déroulent, apparaissent et disparaissent, ils sont comme des énigmes. Le ciel parle une langue étrangère et les feuilles d’arbres comme autant de pages arrachées aux livres, s’envolent. Dans la mythologie, Sibylle est une devineresse qui rend les oracles, mais les messages déposés auprès d’elle voltigent, prétexte pour Kentridge de jouer sur l’envol, la rotation, le cercle, la disparition. La prophétie de la Sibylle de Cumes sa référence ici parmi les douze sibylles, représentée par Michel-Ange sur la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, à Rome, énonce : « Cycle nouveau-né des ans écoulés, cycle parfait. La Justice reviendra sur la terre avec la Loi et le dieu Saturne. Du ciel sacré, vois sans effroi une race nouvelle… »

Projection, performance-live, musique enregistrée, danse et mouvement sont autant de pratiques servant le propos de mise en scène et jouant avec le sens de l’absence. Les ombres projetées décalent l’échelle des personnages et des objets. Les costumes aux formes géométriques et couleurs vives se rapprochent de l’univers d’Oskar Schlemmer, artiste du Bauhaus connu notamment par son Ballet triadique, un ballet sans action où la danse est déterminée par les costumes, pure innovation du début du XXème et qui a contribué au renouveau du théâtre. Fête de la forme et de la couleur, la stylisation des costumes chez Kentridge, comme chez Schlemmer, dialogue avec les formes et joue de la matière.

© Stella Olivier

Sous son fusain virtuose Kentridge dessine l’ombre poétique d’un arbre et disperse les effluves parfumés du vent, ses dessins sont des épiphanies, son théâtre est d’ombres et de crépuscule. Il y dénonce, depuis toujours, le colonialisme, l’apartheid et les injustices sociales. Il sait aussi se situer entre l’absurde et le non-sens, du côté du dadaïsme ou de la figure d’Ubu, symbole de la violence de la politique ségrégationniste de son pays. Il a étendu le champ des possibles en se formant au théâtre, à Paris, au début des années 80. Sa première pièce, Sophiatown dénonçait en 1986 les crimes de l’apartheid dans ce quartier de Johannesburg, sa ville. En 2018, The Head & the Load, montrait, à travers une grande fresque-performance, le lien entre la Première Guerre mondiale et le colonialisme. Il a conçu plusieurs créations d’opéra dont La Flûte enchantée de Mozart, Le Nez de Chostakovitch et Lulu d’Alban Berg, présentées au Metropolitan Opera de New-York et dans les grands théâtres d’opéras en Europe. Il a créé Wozzeck, de Berg, en 2017, au Festival de Salzbourg, qu’il a repris à l’Opéra de Paris en 2022 (cf. notre article du 25 mars 2022). Par le visible, Kentridge fait émerger l’invisible à travers son théâtre total, ses paysages de crayons, ses illuminations, et son univers sensible.

Brigitte Rémer, le 9 mars 2023

Avec Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulani Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Radebe, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’Busiso Shozi. Direction musicale et composition Kyle Shepherd – composition vocale et assistant à la mise en scène Nhlanhla Mahlangu – costumes Greta Goiris – décors Sabine Theunissen – lumières Urs Schönebaum – associée à la création lumière Elena Gui – design vidéo et montage Žana Marović – son Gavan Eckhart – cameraman Duško Marović – orchestration vidéo Kim Gunning – traduction et surtitrage Bernardo Haumont.

Du 11 au 15 février 2023 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet. 75001 – Paris – sites : theatredelaville-paris.com / chatelet.com

La Grande Magie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Eduardo De Filippo, traduction Huguette Hatem – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, reprise du 3 au 8 janvier 2023.

Écrite en 1948, La Grande Magie fait partie de la Cantate des jours impairs, d’après la classification faite par l’auteur napolitain Eduardo de Filippo (1900-1984), de ses pièces écrites après-guerre, alors même que son regard sur le monde avait changé ; elle fait partie pour lui d’un second volet d’inspiration. Le premier, La Cantate des jours pairs, regroupe les pièces d’avant-guerre, dont Sik Sik, sa pièce fétiche, un texte court, écrit en 1929 et qu’il a joué tout au long de sa vie. Car, De Filippo est un enfant de la balle, formé à l’école de théâtre de son père, Eduardo Scarpetta, au jeu et à l’écriture, très tôt. Il écrit autant en italien qu’en dialecte napolitain et crée avec son frère et sa sœur un trio théâtral qui sillonne les routes de l’Italie et remporte très vite un grand succès. Leur notoriété dépasse ensuite les frontières. De Filippo joue tout ce qu’il écrit, toutes ses pièces, sur d’amples sujets liés à la société et son engagement politique et social est constant. Il s’inscrit dans la grande tradition du théâtre populaire, au même titre que Dario Fo.

© Jean-Louis Fernandez

Avec La Grande Magie, comédie en trois actes, De Filippo nous mène au Métropole, un hôtel de villégiature où la vie s’écoule lentement. Quand le passage du prestidigitateur Otto Marvuglia est annoncé, les pensionnaires se réjouissent. Mais l’honnêteté du magicien est toute relative et il accepte, pour quelques milliers de livres, de faire disparaître pendant un quart d’heure la femme de Calogero, Marta Di Spelta, pour qu’elle rejoigne son amant. Cette dernière joue le jeu et disparaît tandis que Marvuglia essaie de convaincre Calogero que l’absence de sa femme n’est qu’une illusion. Le magicien-manipuleur intervient dans son rapport au temps, par l’entremise de subterfuges et mensonges dignes de Pavlov ou du lavage de cerveau : « Votre femme n’était pas près de vous. Ne dites pas ça même pour plaisanter… Elle n’est probablement jamais venue à l’hôtel… Vous êtes seul ici nous n’avons jamais vu votre femme. » Quatre ans plus tard, les cheveux ont blanchi, Otto met en scène la réapparition de Marta, Calogero à moitié fou – n’ayant pas ouvert la boîte qui lui avait été remise et dans laquelle il était censé retrouver son épouse – n’entend pas et ne la reconnaît pas : « Qui est cette femme ? de quoi parle-t-elle ? »

À la mystification de l’auteur, Emmanuel Demarcy-Mota ajoute la sienne, celle du metteur en scène, en inversant les rôles du triangle infernal, mari, femme, amant. Calogero Di Spelta est interprété par Valérie Dashwood, ce n’est plus l’homme qui est trompé mais la femme, et son mari, interprété par Jauris Casanova, qui épouse le statut de son mari-trompeur. C’est une pièce aux nombreux personnages : clients de l’hôtel et faux-public autour (dans l’original) de Calogero et Marta Di Spelta, de Mariano D’Albino, amant de Marta ; faux clients de l’hôtel et faux-public autour d’Otto Marvuglia, professeur de sciences occultes et célèbre illusionniste (Serge Maggiani), et de Zaira nom de scène de sa femme, Mariannina, (Sandra Faure) chargée de gérer leur maigre budget et de la multiplication des petits pains : « Non mais vous vous rendez compte devant quel irresponsable nous nous trouvons et, pour mon malheur, je me trouve ? Il pense à une multiplication d’applaudissements et il ne pense pas qu’ici il y a une soustraction permanente d’argent… » dit-elle effrontément ; il y a l’Inspectrice, (Marie-France Alvarez), également l’amante du mari : « Dis donc, ami du soleil, ne joue pas les colombes effarouchées. Souviens-toi que la police sait tout… Monsieur a déposé une plainte circonstanciée… » Dans la maison de Calogero, troisième espace, il y a sa mère, son frère, sa sœur et son beau-frère, et dernier espace, celui des figurants tels que serviteurs, colocataires, agents de police, etc.

© Jean-Louis Fernandez

Avec La Grande Magie, on est dans une logique de simulation, de jeu de rôles, de théâtre dans le théâtre… « J’ai voulu dire que la vie est un jeu et que ce jeu a besoin d’être soutenu par l’illusion, qui à son tour doit être alimentée par la foi… » dit De Filippo. Pour lui, la réalité n’est rien d’autre que le fruit de notre imaginaire confirme le metteur en scène. On est proche de Pirandello qu’Emmanuel Demarcy-Mota connaît bien et dont il a monté entre autres Six personnages en quête d’auteur, même mise en abyme du théâtre et œuvre emblématique. Réalité, illusion, vérité, imagination, dans un cas comme dans l’autre. « Écoute-moi bien. Tu crois que le temps passe ? Ce n’est pas vrai. Le temps est une convention… Donc, le temps c’est toi » dit Otto, l’affabulateur.

Sur scène, un plateau tournant permet quelques tours de passe-passe entre les lieux, de la terrasse de l’hôtel à l’autel de la magie chez Otto, dans une ambiance de crépuscule, ou chez Calogero bordé d’un rideau vermillon (scénographie Yves Collet et Emmanuel Demarcy-Mota, lumières Christophe Lemaire et Yves Collet). La comédie humaine bat son plein dans cet univers de l’illusion sommes toutes ici assez sage et plutôt noir. La troupe du Théâtre de la Ville s’empare du sujet où se côtoient le vrai, le faux, l’absurde, la bêtise, l’identité et le tragique. Cela fait du monde sur le petit plateau de l’Espace Cardin. Le nœud central se joue surtout autour du duo Serge Maggiani qui interprète Otto, le magicien, de façon plus intériorisée que spectaculaire et gardant sa part de mystère ; et Valérie Dashwood Calogero femme, passant d’une élégante robe de soirée à un imperméable mastic et portant une petite valise (costumes Fanny Brouste) ; mais chaque acteur/actrice ajoute un peu de son grain de sel et de son huile sur le feu pour tendre vers un feu d’artifice, celui du retour de l’absent tant attendu, qui, chez Eduardo De Filippo, n’est qu’un pétard mouillé.

La Grande Magie est une pièce assez peu montée. Deux mises en scène ont fait date : celle de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan en 1984, il la répétait au moment où Eduardo De Filipo disparaissait, et l’avait reprise en 1987 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, qu’il dirigeait ; celle du metteur en scène britannique Dan Jemmett, à la Comédie-Française, en 2009. Cette illusion permanente crée le trouble, piégeant aussi le spectateur entre fiction et réalité, mais ici, faute d’espace peut-être, la magie n’opère pas toujours et l’illusion reste incertaine.

Brigitte Rémer, le 2 janvier 2023

Avec la troupe du Théâtre de la Ville, Serge Maggiani, Valérie Dashwood, Marie-France Alvarez, Céline Carrère, JaurIs Casanova, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérard Maillet, Isis Ravel, Pascal Vuillemot – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, Yves Collet – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès, vidéo Renaud Rubiano – conseiller magie Hugues Protat – assistants à la mise en scène Julie Peigné, Christophe Lemaire – son Flavien Gaudon – maquillages et coiffures Catherine Nicolas – accessoires Erik Jourdil

Du 7 au 23 décembre 2022 et du 3 au 8 janvier 2023, 20h, dimanche 15h, au Théâtre de la Ville – Espace Cardin – Site : theatredelaville-paris.com

Everywoman

© Armin Smailovic

Texte Milo Rau et Ursina Lardi – mise en scène Milo Rau – avec Ursina Lardi et Helga Bedau (vidéo) – Schaubühne de Berlin, en allemand surtitré en français – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne.

La pièce est née de différents points de rencontre, à un moment donné : le Festival de Salzbourg demande à Milo Rau de mettre en scène Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, comme la tradition le veut, en revisitant l’œuvre. Ce titre, dit le metteur en scène, peut se traduire par Everyman. Il propose alors une adaptation de l’argument, à sa façon, à partir d’Ursina Lardi, pour lui la meilleure actrice germanophone, avec qui il souhaitait travailler. Il laisse de côté l’allégorie sur la mort d’un homme riche et transfère le spectacle au féminin, qui devient Everywoman.

Mais à peine le travail commencé le projet se modifie suite au message d’une institutrice envoyé à l’actrice de la troupe de la Schaubühne, disant son désarroi de ne plus aller au théâtre pendant la pandémie, alors qu’un cancer la rongeait et qu’elle allait bientôt mourir. Une rencontre, improbable, entre cette femme en fin de vie, Helga Bedau, l’actrice et le metteur en scène, est alors programmée à Berlin, et le spectacle décale sa trajectoire. Milo Rau et Ursina Lardi tournent une longue vidéo chez Helga Bedau, que l’on retrouve en partie dans le spectacle. Sur scène, Ursina Lardi entre en dialogue avec elle ainsi qu’avec le public. « Être soi-même » devient le leitmotiv de l’échange et les rochers placés sur le plateau accentuent la notion de vie et le fait de remettre mille fois sur le métier l’ouvrage, comme Sisyphe le fait.  La mort est « un problème existentiellement personnel, chacun a sa propre mort » dit Milo Rau, qui, reprenant ces mots de Hofmannsthal, ajoute : « La mort devient acceptable parce qu’elle n’est plus solitaire. »

La pièce est devenue simple, essentielle et philosophique, elle s’ouvre sur un repas probablement d’adieu et le son lointain de cloches. Ursina Lardi mène cette danse de vie et de mort de sa belle présence et avec finesse, et les apparitions à l’écran de Helga Bedau dans son jeu de la vérité, sont puissantes. Dans cet aller-retour entre présence-absence, elle parle d’elle, dessine un peu de sa biographie, évoque son fils vivant en Grèce, qui lui manque terriblement. Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la mort ? Pour elle la mort a gagné, elle n’est plus, mais la tendresse échangée dans cette méditation délicate et bienveillante devient comme une essence vitale et précieuse. Cette sonate d’automne la garde en vie et dans son amour du théâtre.

© Armin Smailovic

Née en Suisse dans le canton des Grisons, Ursula Lardi est montée sur les planches très jeune avant d’étu­dier le théâtre à l’Académie d’art dramatique Ernst Busch de Berlin. Elle fait une brillante carrière entre théâtre et cinéma, a joué dans de nombreux ensembles artistiques en Allemagne et dans de grands films, elle a reçu de nombreux prix. Sa présence subtile et chargée, comme ange gardien d’un parcours de vie et de mort, est inspirante et inspiratrice pour Milo Rau qui, à travers ses spectacles multiformes en prise directe avec le monde et le présent, touchent le cœur de cible de ce qui nous constitue.

Un long travelling arrière ferme le spectacle, petit à petit Helga Bedau s’efface jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini, accompagnée des notes de piano jouées par Ursina Lardi. « Je te regarde. J’ai allumé la pluie. »

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2022

Avec Ursina Lardi, Helga Bedau (vidéo) – décors et costumes, Anton Lukas – assistant costumes, Ottavia Castelotti – vidéo, Moritz von Dungern – son, Jens Baudisch – dramaturgie, Carmen Hornbostel, Christian Tschirner – recherche, Carmen Hornbostel – lumières, Erich Schneid – figurants (vidéo), Georg Arms, Irina Arms, Jochen Arms, Julia Bürki, Keziah Bürki, Samuel Bürki, Achim Heinecke, Lisa Heinecke.

Du 20 au 28 octobre 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018. Paris – Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

L’Enfant que j’ai connu

© Simon Gosselin

Texte Alice Zeniter – mise en scène Julien Fišera, compagnie Espace commun – avec Anne Rotger – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

L’auteure, Alice Zeniter, romancière et dramaturge, part du récit de Nathalie Couderc dont le fils avait trouvé la mort à Lyon, au cours d’une manifestation : tué par un policier, Cédric avait dix-neuf ans. On est dans l’actualité, dans la réalité. Anne Rotger, actrice en solo, jette les mots de cette mère endeuillée, « Je ne pensais pas que la police pouvait tuer un enfant blanc » mots qui avaient plombé la fin du procès après l’annonce du non-lieu dont avait bénéficié l’agent de police.

En état de sidération et de désordre absolu, l’actrice fait brutalement irruption sur le plateau et pousse son cri de colère. Reviennent en boucle les paroles du fils, les bribes de souvenirs, les discussions, les lectures et les images. C’est lui qui, dans des rôles inversés, lui transmet, par petites touches, les couleurs de la vie. Elle, fait vivre la douleur avec une certaine distance imprégnée d’irréalité, comme somnambule, son discours est perturbé, haché, ses gestes désordonnés.

Une armée de sacs papier l’entoure, bien rangés, dans lesquels petit à petit elle fouille comme dans sa mémoire pour ramener à la surface quelques lambeaux de vie. Elle en sort l’anorak et la casquette qu’elle s’approprie et se souvient des odeurs, du toucher, se glisse dans la silhouette de l’adolescent, superpose les visages. Elle qui, appartenant à la petite bourgeoisie, n’imaginait pas que la République tue un enfant, en principe, ordinaire – à traduire par ni délinquant ni black ni beur. Le chagrin est rentré, la douleur est action, parfois confession. L’environnement est lourd même si l’actrice, à certains moments, développe le sarcasme et la fantaisie.

La mise en scène de Julien Fišera, adepte avec sa compagnie Espace commun de la parole en action, dessine en creux le chagrin de cette mère essayant de faire face à la brutalité de la disparition. Le dialogue instauré entre l’auteure et le metteur en scène les a menés à ce point de bascule où le non-sens s’installe, repris par l’actrice incarnant cette mère blessée, forte et fragile, et qui trébuche dans ses certitudes, remettant en jeu ce qu’elle est.

Avec L’Enfant que j’ai connu, on ressort d’une heure de musique de chambre suspendus dans l’absurdité d’une vie perdue – celle du fils, tout en restant un peu sur sa faim, la fin d’une vie, une vie sans suite si ce n’est dans la mémoire de la mère et maintenant dans celle des lecteurs et des spectateurs.

Brigitte Rémer, le 31octobre 2022

Collaboration artistique, Nicolas Barry – espace, François Gauthier-Lafaye – lumières et vidéo, Jean-Gabriel Valot – images, Jérémie Scheidler – costumes, Benjamin Moreau – regard chorégraphique, Thierry Thieû Niang – régie, Jean-Gabriel Valot.

Du 4 au 21 octobre 2022 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – En tournée : 16 février 2023 aux Bords de Scènes, à Athis-Mons –  du 9 au 12 mars 2023 en Corse, à L’Aghja d’Ajaccio et à la Fabrique Théâtre de Bastia.

 

Le Sacre du Printemps

© Maarten Vanden Abeele

Chorégraphie de Pina Bausch, précédé de Common Ground(s) de Germaine Acogny et Malou Auraudo – coproduction Pina Bausch Foundation, École du Sable, Sadler’s Wells – La Villette, espace Chapiteaux, Théâtre de la Ville hors les murs.

Deux parties composent cette soirée danse qui ont pour point commun Pina Bausch et le Tanztheater de Wuppertal, Germaine Acogny et l’École des Sables. Cette confrontation artistique prend deux formes. En première partie, Common Ground(s) met en espace la gestuelle ritualisée de deux danseuses : d’une part Malou Airaudo, danseuse au long parcours artistique avec Pina Bausch et créatrice de rôles majeurs au Wuppertal Tanztheater – notamment dans Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Café Müller (1978) et bien d’autres – et qui fut aussi l’élue du Sacre du Printemps.

D’autre part Germaine Acogny, danseuse et chorégraphe, fondatrice et directrice de Mudra Afrique de 1977 à 1982, école pensée sur le modèle de Mudra Bruxelles créée par Béjart, qu’elle avait rencontré. Elle a ensuite créé à Toulouse en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde, tout en présentant des chorégraphies et en dansant. De retour au Sénégal en 1995 elle fonde le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu de formation et d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, puis poursuit son travail de transmission en même temps que de création avec L’École des Sables qu’elle créée en 2004, à Toubab Dialaw au sud de Dakar (cf. notre article du 22 février 2021).

Common ground[s] présenté en première partie de soirée est nourri de ce syncrétisme recherché entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine. Malou Airaudo et Germaine Acogny fondent leurs alphabets l’un dans l’autre dans une quête d’espace physique et mental et à travers quelques objets transitionnels sacrés et magiques qui habitent leurs univers. Cette courte pièce (30’) est suivie d’un entracte de même durée pour laisser le temps aux techniciens d’installer la tourbe du Sacre du Printemps, chorégraphie technique des plus précises.

Reprise pour 35’ d’un Sacre du Printemps interprété par trente-quatre danseuses et danseurs africains choisis parmi une centaine venant de toute l’Afrique. Célèbre composition musicale en deux tableaux : L’Adoration de la Terre où s’exprime la joie d’une terre féconde et Le Sacrifice où l’élue sera livrée et sacrifiée aux dieux. Pina Bausch l’avait chorégraphiée en 1975. Le passage de témoin s’est fait entre les deux continents et les deux compagnies, au cours de six semaines de répétitions et de transmission, sous la direction artistique de trois danseurs emblématiques du Wuppertal Tanztheater – Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta et Clémentine Deluy. Le résultat est bouleversant dans l’énergie, le don de soi, l’explosion de joie puis de douleur, le statut de l’élue en robe rouge, vibrante d’une peur majuscule, à juste titre (Luciény Kaabral).

© Maarten Vanden Abeele

La pièce vient de si loin ! Chorégraphiée par Vaslav Nijinski pour les Ballets Russes et dansée en1913 au Théâtre des Champs-Élysées, tous les grands chorégraphes s’y sont intéressés, de Maurice Béjart en 1959 à Sasha Waltz en 2013, passant par Angelin Preljocaj en 2001, Emmanuel Gat en 2004, Jean-Claude Gallotta en 2011 pour n’en citer que quelques-uns, chacun avec sa sensibilité et son regard singulier l’a rêvé puis réalisé. Heddy Maalem chorégraphe franco-algérien a présenté la pièce en 2004 avec quatorze danseurs d’Afrique de l’Ouest. D’une musique lente et calme, parfois répétitive parfois affolée se lève le vent de sable jusqu’au cataclysme. Les danseurs montent en tension et en tremblements, en puissance, se séparent et se retrouvent, se placent en cortège, au son des clarinettes, cuivres, percussions et cordes. Le solo du basson revient en boucle, comme ces rondes de mélodies populaires.

© Maarten Vanden Abeele

De la dissonance à la montée rythmique et frénétique de la musique, comme des danseurs au cours de l’évocation des ancêtres et de leur action rituelle, se met en place la danse sacrée du sacrifice qui se fermera par un coup de timbale final. Les danseurs donnent toute leur énergie et font corps, face à la fragilité de l’élue. Tous sont à féliciter, ils habitent l’œuvre et sont en tension et à l’écoute du collectif dans leurs errances. Leur traversée chorégraphique est puissante et belle.

L’idée de cette transmission du Wuppertal Tanztheater aux danseurs de l’École des Sables pilotée par Germaine Acogny est un geste artistique autant que symbolique que Pina Bausch aurait sûrement apprécié!

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Common Groups – Chorégraphie et interprétation Germaine Acogny et Malou Auraudo – composition musicale Fabrice Bouillon Laforest, musique enregistrée sous la baguette de Prof. Werner Dickel, ingénieur du son Christophe Sapp – costumes Petra Leidner – lumière Zeynep Kepekli – dramaturgie Sophiatou Kossoko.

Le Sacre du Printemps – Chorégraphie Pina Bausch – musique Igor Stravinsky – scénographie et costumes Rolf Borzik – collaboration Hans Pop. Direction artistique Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy – direction des répétitions Çağdaş Ermiş, Ditta Miranda Jasjfi, Barbara Kaufmann, Julie Shanahan, Kenji Takagi. Avec : Rodolphe Allui, Sahadatou Ami Touré, Anique Ayiboe, D’Aquin Evrard Élisée Bekoin, Gloria Ugwarelojo Biachi, Khadija Cissé, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Serge Arthur Dodo, Franne Christie Dossou, Estelle Foli, Aoufice Junior Gouri, Luciény Kaabral, Zadi Landry Kipre, Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Babacar Mané, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Mwamba, Florent Nikiéma, Shelly Ohene-Nyako, Brian Otieno Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo (Nanie), Asanda Ruda, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Gueassa Eva Sibi, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Didja Tiemanta, Aziz Zoundi.

Du 19 au 30 septembre 2022 à 20h, samedi et dimanche à 19h – Programmation du Théâtre de la Ville hors les murs, site : www.theatredelaville-paris.com, à La Villette, espace Chapiteaux site : www.lavillette.com, métro : Porte de Pantin.

Out of the blue

© Théâtre de la Ville

Par et avec Silke Huysmans et Hannes Dereere – production Campo – en anglais et néerlandais, surtitré en français, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre du Festival d’Automne.

L’objet présenté est singulier. Il traite d’un sujet de société devenu une des priorités mondiales, le non-respect de l’environnement et la destruction de la planète, ici des fonds sous-marins. Peut-être s’apparente-t-il davantage à une conférence scientifique qu’à un spectacle, peu importe il est d’utilité publique. À partir de techniques journalistiques, Silke Huysmans et Hannes Dereere transposent une problématique qu’ils reconstituent artistiquement. Leurs deux précédents spectacles traitaient, le premier, du désastre minier de 2015 au Brésil, avec Mining stories, le second de l’extractivisme qui a détruit l’Île de Nauru dans le Pacifique au cours du XXème siècle, avec Pleasant Island.

Avec Out of the blue, en entrant dans la salle le spectateur fait face à huit écrans collés les uns aux autres, deux ordinateurs posés sur une grande table. Les deux acteurs-intervenants s’assiéront devant, dos au public, et gèreront l’informatique en véritables chefs d’orchestre, tapant parfois le texte sur leurs claviers in-situ et gérant la chorégraphie des images et de la musique. On ne verra leur visage qu’au salut. Ils ne sont pas le cœur du sujet, leur démarche l’est. C’est une démarche d’observation sur les forages en eaux profondes, dans le Pacifique, à l’ouest du Mexique et les risques qu’ils entraînent.

Au printemps 2021, Silke Huysmans et Hannes Dereere sont connectés par satellite depuis chez eux, la Belgique, avec trois bateaux stationnés dans l’océan Pacifique : l’un appartient à une compagnie belge d’extraction minière en train d’explorer les fonds marins abyssaux à l’aide d’un robot, l’autre accueille les scientifiques qui observent l’opération en cours, le troisième n’est autre que le navire amiral des militants de Greenpeace qui deviennent lanceurs d’alerte, le Rainbow Warrior.

Le Prologue est suivi des différentes interviews avec les scientifiques marins de ces navires et les militants de Greenpeace. Les points de vue sont contradictoires et si le monde est cartographié, seulement 10% des fonds marins le sont, remarque le commentaire. Le voyage visuel proposé dans ces fonds silencieux repose sur de remarquables images. La faune et la flore y sont pure poésie, et l’on voit des bancs de poissons délicats et gracieux s’enrouler dans le mouvement de l’eau, des poulpes du sud aux grandes ailes, fines comme des dentelles, voler sous l’eau.

Moins poétiques, les pilleurs d’océan à la recherche de cuivre, zinc, manganèse et cobalt, tous minerais nécessaires aux sociétés pour stocker l’énergie, sont aux aguets. Pourtant dès 1967 l’Ambassadeur de Malte, M. Arvid Pardo, appelait à l’instauration d’un régime international efficace du fonds des mers et des océans. Signée en 1982, la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer fut adoptée. Douze ans plus tard, en 1996, elle est entrée en vigueur et les fonds marins ont été déclarés Patrimoine mondial de l’humanité. Le temps politique est un temps si long…

Comme des capitaines à la barre, et les acteurs-observateurs-rapporteurs Silke Huysmans et Hannes Dereere le précisent bien, il ne s’agit pas ici d’un problème à traiter mais d’un cycle en mouvement, celui du vivant et de l’humain. La recherche d’une solution ne saurait être que collective. Vers la fin du spectacle ils nous font voyager vers d’autres abysses, dans le cosmos, à l’autre extrémité, entre mars et vénus. Des deux côtés on reste suspendus entre l’immensité et l’infini, dans une solitude vertigineuse, au sein d’une nature sacrée et d’un certain vague à l’âme. L’échelle de nos perceptions se décale face à un écosystème qu’on altère avant même de le connaître.

L’épilogue est peu réjouissant même si les scientifiques ont demandé un moratoire. Vingt-sept pays ont désormais un contrat de forage pour les fonds marins abyssaux dont l’Allemagne, le Japon et la Russie et la prochaine expédition est programmée à l’automne 2022. Dans Out of the blue il y a un grand écart entre le calme avec lequel se fait devant nous cette démonstration fine et feutrée d’une biodiversité en danger et le tumulte du propos. On est avenue Gabriel, à deux pas de l’Élysée, on a envie de dire : traversez la rue et montrez votre travail aux politiques qui surfent sur les vagues sans s’attaquer réellement aux problèmes d’un univers qui, à grande vitesse, se détruit et dont Silke Huysmans et Hannes Dereere font récit.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2022

Du 12 au 15 septembre à 20h, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris. tél. 01 42 74 22 77 et www.festival-automne.com

Tchiloli

© Théâtre de la Ville

La Tragédie du Marquis de Mantoue et de l’Empereur Charlemagne par la compagnie Formiguinha de Boa Morte (São Tomé) – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre de la Saison France-Portugal et de la coopération Afrique-Europe – spectacle en portugais ancien, surtitré en français.

Née au Portugal au XVIᵉ siècle, cette geste théâtrale, musicale et dansée, le Tchiloli, introduite à São Tomé par les maîtres sucriers, vient de loin, tant géographiquement que dans la traversée du temps. Au large de la Guinée Équatoriale et du Gabon, São Tomé – île principale de São Tomé-et-Príncipe – perpétue ce rituel interprété en langue portugaise uniquement par des hommes, alors esclaves et métis locaux, masqués et costumés à l’européenne. Le Tchiloli interroge la tradition et la justice, il mêle subversivité et syncrétisme. Les représentations peuvent durer entre cinq et huit heures, le prologue se passe dans la forêt. C’est dans les années 70 que le groupe Formiguinha de Boa Morte s’est rendu pour la première fois en Europe, au Portugal, suite à l’invitation de la Fondation Calouste Gulbenkian et qu’il continue de faire vivre cette expression de sa culture.

L’argument : au cours d’une partie de chasse, le prince Charles, fils de Charlemagne-maître protecteur, assassine le neveu du duc de Mantoue, s’étant épris de sa femme. Les Mantoue réclament justice. L’Empereur oscille entre sentiments paternels et raison d’État. Cette dernière l’emportera, le fils sera sacrifié. Une trentaine d’acteurs aux rôles d’importance inégale dont ici six musiciens portant grand et petit tambours, hochets et flûtes en bambou, introduisent l’histoire. Les musiciens appellent le public à l’extérieur du théâtre et commencent à jouer sur le plateau circulaire installé devant. Ils invitent ensuite à les suivre dans les allées du jardin. Au loin, la troupe est en action, en danse et mimodrame, jusqu’à la simulation du meurtre du duc de Mantoue. Acteurs et musiciens entrainent les spectateurs sur le chemin du retour et regagnent la scène, les spectateurs leur place.

Au centre du plateau, un cercueil miniature dans lequel est censé se trouver le Prince héritier Charles, centre de gravité du Tchiloli, en rappelle la dimension tragique et divise l’espace où se tient côté jardin sur une petite estrade, la Haute Cour – l’Empereur, son épouse et sa famille, l’archevêque et quelques intrigants – de l’autre côté, la Cour Basse, résidence du marquis de Mantoue. Cette famille, notamment la mère de la victime et sa veuve portant de longues mantilles noires et vêtues d’amples jupes noires à volants qui se soulèvent et tournent dans la danse, sont assistées d‘un avocat. Neveux, émissaires, éminences grises, ducs et ambassadeurs font cercle et attendent leur heure de gloire. Les musiciens sont ici placés derrière, le plateau de l’Espace Cardin n’étant pas si grand et les personnages, nombreux.

Les costumes et masques sont remarquables – costumes d’inspiration européenne, africanisés et somptueusement artisanaux, reposant sur l’inventivité de chaque acteur. Des matériaux de haute valeur symbolique sont recyclé, jouant sur l’ironie ou contribuant à la transmission de messages plus politiques : uniformes militaires, fracs, cannes à pommeau, gants blancs, épées de bois, capes de velours, couronnes de bric et de broc, bas noirs etc. De petits fragments de miroirs se nichent dans les coiffes et costumes comme autant de grigris de protection et de retour à l’envoyeur des mauvais sorts qui pourraient être déversés. De longs rubans colorés tombent d’une cocarde accrochée à hauteur du cœur sur les costumes masculins, l’acteur les écarte avec élégance quand il s’apprête à prendre la parole.

Les acteurs du Tchiloli portent des masques clairs, sorte de seconde peau qui permet de résister aux mauvais sorts, de brouiller les pistes pour ne pas être reconnus et de parler avec l’au-delà en dialoguant avec les ancêtres. En effet les acteurs sont Noirs et jouent un drame de Blancs. Ces masques, porteurs de la puissance symbolique africaine, sont faits de fin grillage façonné. Un trait de peinture y marque les yeux et la bouche. En toute liberté, des costumes trois-pièces, cravates, téléphones portables, lunettes de soleil, côtoient les vêtements de la tradition. La saveur du spectacle vient aussi de ces contrastes et anachronismes où tout est généralement codifié.

Au pays, le Tchiloli se célèbre dans des lieux de plein air lors de la saison sèche, en différents points de l’île. Les spectateurs se placent debout, autour d’une aire centrale rectangulaire nommée kinté, délimitée par des cordes fixées aux arbres. C’est la flûte, instrument principal, qui détermine la figure à exécuter. La scène est toujours en mouvement, l’entrée des personnages-clés ou leur déplacement étant ponctué par des suites de danses s’inspirant de pavanes et gavottes, contredanses et sardanes, menuets et quadrilles dont les interprètes s’emparent au gré de leur tempérament.

Implanté dans le quartier de Boa Morte à São Tomé, la compagnie Formiguinha de Boa Morte, exclusivement composée d’hommes, défend depuis 1956 l’héritage traditionnel du Tchiloli qu’il se transmet de père en fils. Comme le sociologue Jean Duvignaud le disait en parlant de la transmission des spectacles, du métissage des cultures et du rapport dominants-dominés, « il est malaisé de savoir ce qu’elles (les cultures) se doivent entre elles, par un jeu de provocations réciproques. » La venue du Tchiloli au Théâtre de la Ville renvoie aux thèmes de l’esclavage et des indépendances à travers cette pseudo cérémonie funéraire et la réparation, par la justice, quel que soit le prix à verser. La sophistication de cette forme théâtrale ancestrale et sa codification nous parle bien d’aujourd’hui et de décolonisation culturelle, au même titre que les autos-sacramentales importées par l’Espagne en Amérique Latine ou encore à travers le temps, les rituels des Mystères où se côtoyaient surnaturel et réalisme. Le Tchiloli est une forme où se mêlent le pouvoir et le sacré, magnifiquement porté par le groupe Formiguinha de Boa Morte.

Brigitte Rémer, le 6 juillet 2022

Avec : La Haute Cour – Empereur Charlemagne : Manuel Do Nascimento Alves Costa Carvalho – Impératrice : Olinto Vila Novas Soares – Prince Charles :Alvaro José Da Costa Bonfim – Évêque conseiller : Jurciley Quinta – ministre : Augusto Pires Lopes Cravid – Secrétaire : José Manuel D’Abreu Alves Carvalho – Dame de Cour : Roualder Lumungo Da Costa Afonso – Ganelon : Edilane Da Costa Dias Mendes – Comte Avocat Anderson et Valdevinos : Hodair Da Costa Alves de Carvalho – Notaire : Danilson Do Espirito Santo Oliveiras Viegas.  La Cour Basse – Marquis de Mantoue : Edjaimir quaresma Alves De Carvalho – Sybille : Mauro Sousa Pontes – Ermeline : Hortensio Pereira Santana – Duc Aymon : Eliude Das Neves Lopes Rita – Renaud de Montauban : Tiazgo Luis Do Espiritu Santo – Capitaine de Montauban : Edson Bragança Viegas D’Alva – Avocat Marques de Manta : Lusugénio Silvio Carvalho Neto Da Costa – Don Bertrand : Gilmar Menezes Afonso Neto – Don Roldão : Cardio Da Cruz De Carvalho – Page (le petit garçon) : Holdemir José Lourenço De Sousa. Les Musiciens – Grand tambour : Gilmar Mónica Santana – Petit tambour : Hortêncio Sousa Coelho Santana – Flûtes : Damião Vaz da Trindade, Marcos Lázaro de Carvalho – Joueurs de hochet : Manuel Dos Ramos Santana Ferreira Neto, Oscar de Almeida Lopes.  Direction artistique : Vincent Mambachaka, Alvaro José Da Costa Bonfim, Damião Vaz Da Trinidade – Scénographie : Yves Collet – Lumières et Son : Konongo Cleophas – Traduction : Marie Laroche, Gabriel Pires Dos Santos – Surtitrage : Bernardo Haumont.

Du 30 juin au 2 juillet 2022, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris métro : Concorde – site : www.theatredelaville-paris.com

La Petite dans la forêt profonde

© Domniki Mitropoulou

Texte Philippe Minyana, dans une libre adaptation des Métamorphoses d’Ovide – traduction Dimitra Kondylaki mise en scène Pantelis Dentakis – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Espace Cardin – spectacle en grec, surtitré en français.

La forêt est profonde la cruauté l’est tout autant. Le castelet est petit car le jeu passe par de minuscules figurines-sculptures reprise en images sur écran, les acteurs semblent donc géants. Ils sont deux à donner vie au mythe sanglant de Procné et Philomèle, magnifiques Katerina Louvari-Fasoi et Polydoros Vogiatzis.

Philippe Minyana suit Ovide et nous mène à l’orée de la forêt avec Philomèle accompagnée du roi de Thrace, Térée son beau-frère, chargé de l’amener à bon port pour rendre visite à sa sœur, Procné. Parti d’Athènes celui-ci détourne leur chemin, traverse la clairière et la conduit dans une bergerie. Quand elle comprend ce qui va lui arriver elle se débat de toutes ses forces, mais il est déterminé et la viole. Face à la bestialité, l’innocence. « Tu n’as pas l’air d’un Roi tu as l’air d’un chien » lui jette la jeune fille, et il redouble d’agressivité, lui coupe la langue puis l’abandonne. De retour au Palais auprès de son épouse, il lui fait croire que sa soeur est morte pendant le voyage. « La petite est morte je crois que je suis morte aussi » pleure la Reine portant un voile de deuil.

Apparaît une vieille femme portant une toile enroulée sur laquelle Philomèle a tissé ce qui lui était advenu et demande vengeance. Anéantie mais profitant de la fête des Dieux, la Reine se déguise et part à la rencontre de sa sœur. « Qui vais-je trouver ? Un oiseau blessé une demi-morte ? » Les deux sœurs se retrouvent, Philomèle se raconte, toutes deux rentrent au Palais et fomentent une réponse au Roi, Procné s’arme d’un poignard et tue ce qu’elle a de plus cher, leur fils, Itys. « Il faut que le monde se souvienne de ce crime » dit-elle cherchant à se raisonner. Et le Roi se faisant servir le repas ignore que cette viande si tendre n’est autre que son fils, jusqu’à ce qu’on lui en présente la tête. Transporté de rage Térée tente de poursuivre les deux femmes qui s’envolent dans le ciel, Procné devient hirondelle et Philomèle rossignol. Tandis qu’à l’autre bout, Térée « devient aussi oiseau avec un bec immense et démesuré. »

De chaque côté du petit castelet où se déroule le drame les acteurs, concentrés et dans une grande intensité, livrent leur combat. Debout, ils guident les figurines avec une extraordinaire finesse et habitent chacun plusieurs des personnages. Polydoros Vogiatzis est ainsi le Roi sanguinaire avant de devenir la jeune fille pleine d’innocence, comble du trouble et Katerina Louvari-Fasoi, de Philomèle devient ensuite sa sœur Procné. Ils sont aussi tour à tour la vieille femme et Itys, fils du Roi. Face à face on a l’impression d’une partie d’échecs menée passionnément ou d’un sévère duel. Les deux acteurs sont habités de leurs rôles et créent une atmosphère on ne peut plus sombre qui se développe tout au long de l’histoire et terrifie le spectateur.

Les figurines sculptures finement ouvragées qu’ils manipulent avec délicatesse, réalisées par Kleio Gizeli, sont elles-mêmes porteuses de mystère. Entourées d’une sorte de halo on les dirait en cire. Elles mettent un peu de distance face à tant de cruauté, même si, reprises sur écran, elles affichent une toute-puissance. Le metteur en scène, Pantelis Dentakis, a su jouer de ces effets d’échelle et fait osciller le spectateur entre la cruauté et l’innocence, l’horreur et le merveilleux.

 Brigitte Rémer, le 30 mai 2022

Avec Katerina Louvari-Fasoi, Polydoros Vogiatzis. Assistanat à la mise en scène Yorgos Kritharas – sculptures Kleio Gizeli – vidéo et lumières Apostolis Koutsianikoulis – scénographie Nikos Dentakis – costumes Kiki Grammatikopoulou – musique Stavros Gasparatos en collaboration avec Yorgos Mizithras – conseiller technique Panagiotis Fourtounis – La Petite dans la forêt profonde de Philippe Minyana est publié chez l’Arche Éditeur.

Du 23 au 25 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Interno / Esterno

© Filippo Manzini-Risol

D’après Intérieur de Maurice Maerterlinck – texte et mise en scène Charles Chemin – Teatro della Pergola/Florence (Italie) – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Espace Cardin – spectacle en italien, anglais et français surtitré.

Douze jeunes acteurs issus de l’école Orazio Costa du Teatro della Pergola à Florence devaient préparer leur spectacle de sortie d’école avant de se lancer dans la vie professionnelle. Mais le Covid s’est invité, suspendant leur projet. Avec leur professeur, Charles Chemin, ils se sont inventés d’autres méthodes de travail par écrans interposés – écrits, images et vidéos. Ainsi est né le spectacle Interno / Esterno, entre théâtre, danse et arts visuels où, au-delà de l’adaptation du texte de Maeterlinck et l’enserrant, se joue une part d’improvisation-audition à travers un long prologue et un épilogue.

C’est en 1894 que l’auteur belge d’expression française, Maurice Maeterlink écrit cette courte pièce, d’abord conçue pour marionnettes. Une atmosphère lourde qu’on connaît par ses autres drames comme Pelléas et Mélisande, Les Aveugles, L’Oiseau bleu, La Mort de Tintagiles, somptueusement montés par Claude Régy et laissant une impression de songe. Dans Intérieur un vieil homme vient de sortir de l’eau une jeune femme morte, noyée. Il se tient dans l’ombre du jardin de la maison où il lui revient d’annoncer la terrible nouvelle à la famille, mais bute et n’ose entrer. Il reste un long temps comme sidéré, à observer les mouvements de la maison éclairée : le père assis au coin du feu, la mère un jeune enfant endormi dans les bras, les deux soeurs vêtues de blanc brodant sous la lampe.

Ici le texte se répartit entre les jeunes acteurs dont les hésitations et points de vue s’expriment entre le fait de devoir annoncer cette mort, telle celle d’Ophélie et la nécessité d’attendre afin de reculer le moment où la famille va entrer dans le chagrin et peut-être se désintégrer. On est entre la vie et la mort, la nuit et la lumière, le rêve et le cauchemar. L’étrangeté et la distance sont marquées par le contraste entre la pénombre du jardin et des séquences aux couleurs irréelles, violet, bleu, rose contrastant avec le sombre de la nouvelle à annoncer.

Depuis 2008 Charles Chemin construit ses spectacles en dialogue avec des plasticiens et des compositeurs. Son travail passe par une rencontre fondamentale avec Robert Wilson avec qui il a été interprète et co-metteur en scène. Ici chaque jeune comédien trace le chemin d’un personnage qu’il s’invente, le geste est chorégraphié et choral, esquissé ou tracé à gros traits dans l’autodérision et le loufoque de l’introduction et de la conclusion d’un spectacle où, au-delà de Maeterlinck, s’écrit le paradoxe du théâtre.

Au moment de se jeter dans la vie professionnelle, après un temps de suspension dû à la pandémie, on comprend les peurs et les rêves, la solitude, les fragilités et les doutes, le sentiment de la mort et l’appétit de créer.

 Brigitte Rémer, le 23 mai 2022

Co-écrit et interprété par Maria Casamonti, Pietro Lancello, Annalisa Limardi, Giacomo Lorenzoni, Alberto Macherelli Bianchini, Costanza Maestripieri, Sofia Menci, Elena Meoni, Giovanna Chiara Pasini, Marco Santi, Federico Serafini, Emanuele Taddei – Commaboration artistique Marcello Lumaca – environnement sonore Dario Felli – collaboration aux lumières Samuele Batistoni – costumes Elena Bianchini – habilleuse Eleonora Sgherri – répétiteur vocal Marco Toloni.

18 et 19 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin – 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com tél. : 01 42 74 22 77.

Eastern loves

© Tom Dachs

Création André Amálio et Tereza Havlíčková, compagnie Hôtel Europa, Portugal – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On entre dans le registre du théâtre documentaire à partir de témoignages sur la vie au temps du rideau de fer. L’angle de vue est posé à partir du dialogue portugo-tchèque mené par les fondateurs de la compagnie Hôtel Europa – André Amálio, Portugais et Tereza Havlíčková, d’origine Tchécoslovaque – qui conduisent la troupe et le public entre l’Europe de l’Est, le Portugal et ses anciennes colonies africaines – Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, São Tomé-et- Príncipe.

Un narrateur raconte, à partir des témoignages d’anciens militants communistes et de personnes qui fuyaient la guerre et l’oppression, leur vie, de l’autre côté du rideau de fer. Les narrateurs tournent et racontent les anecdotes de la vie quotidienne, chacun à leur tour, dessinant la complexité géopolitique de l’Europe, avant l’effondrement de l’URSS et le contexte de colonisation du Portugal. Les ressortissants des anciennes colonies luttant contre la dictature et pour l’indépendance de leurs pays, furent accueillis dans les pays d’Europe de l’Est pour y recevoir des formations, et espérer construire un monde meilleur, libre et juste. Ils apportaient avec eux leurs traditions et leurs cultures, leurs musiques, danses, traditions culinaires etc. Pourtant le racisme y était virulent, violent et destructeur. Ils se sont parfois retrouvés à travailler dans des usines, à être surexploités, au bout du compte vidés, floués, comme ces Mozambicains dont on nous raconte le parcours.

Après la chute du mur, en 1989, certaines familles ont vécu des situations absurdes et tragiques de séparation géographiques obligées, menant à leur déstructuration. Le spectacle interroge l’évolution de leur regard sur le monde et ce qu’ils ont compris ou supporté du socialisme version soviétique.

Se mêlent ici des histoires de vie dans une variation de couleurs et de thèmes sur l’amour, les liens familiaux, le politique. On y trouve des pépites, toutes basées sur l’expérience et la réalité. Certaines séquences témoignent avec humour de l’absurdité et de l’injustice, de l’inconcevable et du burlesque de la situation, lue et interprétée par le filtre de jeunes artistes. Ils n’ont pas connus l’époque et la traduisent en images, à partir des récits entendus de leurs aînés : le foulard rouge jupe blanche des manifestations populaires, la séquence des gymnastes enrégimenté(e)s dès leur plus jeune âge et devenant symbole national du bonheur, celle des bananes, absentes, dans les pays de l’est, la ferveur obligatoire du 1er mai, les slogans d’amour à la patrie, les produits qui ne franchissent pas le rideau de fer notamment les marques et vêtements dont les jeans, l’évocation des chars russes en août 1968 etc…

Dans la forme, l’humour l’emporte souvent et situe le spectacle entre comédie et tragédie, lutte et incompréhension, paroles et musique, ici celle de Mbalango, du Mozambique. On nous parle d’un temps à la fois très proche et très lointain, celui du Rideau de fer et de ses dictatures, compromissions et agressions, et qui se rappelle cycliquement au monde, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’invasion de l’armée russe en Ukraine.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2022

Avec : André Amálio, Jorge Cabral, Beatrice Cordier, Andreia Galvão, Tereza Havlíčková, Mbalango – assistante à la mise en scène Cheila Lima – scénographie Ana Paula Rocha – assistante à la scénographie Aurora dos Campos – création et régie lumières Joaquim Madaíl – vidéo Marta Salazar – musique Mbalango

Du 16 au 18 mai 2022- Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

The Examination

© Lucas Truffarelli

Spectacle présenté par la Compagnie Brokentalkers, d’Irlande, dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On est en milieu carcéral et deux points de vue s’affrontent sur les conditions de vie en prison, celui d’un détenu et celui d’un examinateur.

Côté jardin, un écran en forme de maison capitonnée. Devant, l’examinateur fait une conférence. Il montre le visage d’un détenu et tient un discours scientifique sur les caractéristiques de la figure du criminel. « Certains visages font peur » démontre-t-il en disséquant les traits et en montrant que la prédestination criminelle y serait inscrite. On pense à Stanley Milgram et à ses recherches sur la soumission à l’autorité. Début didactique, tandis que côté cour, un homme-gorille, vraisemblablement l’objet de cette observation, est assis à la table. L’examinateur s’en approche. L’homme-gorille quitte sa cagoule animale et son visage apparaît. Un visage, comme tous les visages. Il prend la parole.

S’engage alors un duo-duel entre les deux où la fouille à corps est d’une grande violence verbale sur les gestes obligés et la dignité qui s’absente. « Déshabille-toi ! » hurle l’examinateur devenu maton, inversant ici les rôles et le langage, le gorille étant une autre désignation du gardien de prison. « La prison doit être dissuasive » continue placidement le chercheur-examinateur-maton et plus tard psychiatre. L’identité se résume en un matricule, l’eau froide est en hiver et le rasage aléatoire, les lingettes demandées jamais obtenues, toutes choses concrètes de la vie quotidienne en milieu fermé, sujettes à caution.

Retour sur les conditions d’incarcération en 1830, de l’isolement. Une sonnerie perce les discussions, comme une fin de parloir. Le détenu dénonce le bruit perpétuel à devenir fou, les listes interminables et l’appel des prisonniers rythmant les journées, les odeurs repoussantes, les mouches, la détresse, l’absence des droits humains de base, la régression jusqu’à l’état animal – transfigurée ici par le gorille – les tatouages assimilés à des signes de criminalité, les violences contre soi-même, la dépossession. Sur l’écran reprend le discours scientifique et distant, démonstration sur le cerveau.

La vie carcérale passe aussi par des périodes de crises, notamment crise psychotique pour certains détenus. Quand les soins de base sont souvent absents, le médical soudainement se déploie, la cellule se capitonne et la liste des médicaments s’allonge. Il perd ses forces et telle une marionnette fait ce qu’on attend de lui. Retour sur le gorille tel un animal de cirque dans le cercle de lumière et objet d’examen, le face à face avec un psychiatre qui vous classe dans une colonne, son diagnostic incontrôlable.

Dans la machine judiciaire on trouve, au-delà des traits dessinés par certaines branches mandarinales de la science, les vulnérables et les opprimés dit une voix enregistrée. « On a aussi de la bonté » reconnait le détenu dans sa recherche d’alternative à la violence et « une chance de montrer qu’on a changé. » En fin de spectacle cette même voix parle du milieu social dont sont issus les prisonniers – le bas de l’échelle – et de l’histoire familiale basée sur la loi du plus fou ;  de l’importance de lutter contre la pauvreté. « Il y a de l’espoir, pour tout le monde » ajoute-t-elle.

Le travail proposé par les Brokentalkers, est fascinant, la forme théâtrale très élaborée – lumières, scénographie, jeu – le texte, issu de recherches historiques, se base aussi sur de nombreux entretiens menés avec des détenus condamnés à perpétuité, dans les prisons irlandaises. Les deux acteurs, Gary Keegan et Willie White sèment le trouble dans ce jeu larvé de la vérité. Gary Keegan est le cofondateur, avec Feidlim Cannon, de la Compagnie Brokentalkers en 2001, qui expérimente des méthodes de travail singulières à partir d’un processus collaboratif et parle du monde d’aujourd’hui. Connue au plan international, elle met en jeu les expériences de personnes de tous horizons et de toutes disciplines, artistes et non-artistes. Brokentalkers a obtenu pour The Examination, lors du Dublin Fringe Festival 2019, le Prix de la Meilleure Production et celui du Meilleur Interprète pour Willie White qui tient le rôle du détenu. Le parcours de cet acteur, très reconnu en Irlande, a valeur d’exemplarité car dans sa jeunesse il est lui-même passé par la case prison.

La cruauté et la violence de la situation retiennent le spectateur et le parcours de Jean Genêt refait surface avec ses mots pleins d’humanité, écrits dans le Journal du voleur : « Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coup de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise. » Brokentalkers honore ici la fonction du théâtre, par l’invitation à réflexion en termes de justice sociale et de citoyenneté.

Brigitte Rémer, le 15 mai 2022

Avec Gary Keegan et Willie White – direction artistique Feidlim Cannon et Gary Keegan – collaboration artistique Rachel Bergin – collaboration scientifique Professeure Catherine Cox – décor et construction Ger Clancy – lumières Stephen Dodd – costumes Sarah Foley – animation Gareth Gowran – composition musicale et son Denis Clohessy – collaboration aux mouvements Eddie Kay – directeur de production Anthony Hanley – régie plateau Grace Donnery – régie lumières Dara Hoban.

Du 11 au 13 mai 2022 – Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.